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Tunisie: Les cauchemars de la démocratie

 

Tunisie: Les cauchemars de la démocratie

 

 

 

  • Voilà deux ans et demi, depuis la chute de Ben Ali, que la Tunisie est en crise politique. Comment la révolution a-t-elle pu accoucher d'un scénario si sombre ? Hélé Béji, Tunisienne, fondatrice du Collège international de Tunis et auteure, partage son analyse et ses inquiétudes.

    La révolution tunisienne a commencé dans l’euphorie, elle s’abîme dans l’épouvante. Nous nous croyions un des peuples les plus civilisés de la terre ; nous avons sombré dans un climat de haine, de division, et d’intolérance que nous n’avions jamais connu, même durant les pires heures du colonialisme. 

    Depuis l’assassinat de Lotfi Nagued, Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, suivis de la tuerie sauvage de huit militaires, la révolution tunisienne est entrée dans un scénario de film noir où des serial killers imprenables ont défiguré son visage humain. [1] 

    Après la révolution, la machine d’autodestruction 

    Elles sont loin, les longues files paisibles des élections du 23 octobre 2011. Les Tunisiens, barbus ou pas, se côtoyaient courtoisement, réconciliés dans l’amour de la liberté. Les droits de l’homme s’égayaient dans une tenue bariolée où on se saluait et se souriait. C’était dans une autre vie. A la place, une machine d’autodestruction qui engloutira jusqu’au souvenir d’un climat de lumière et de beauté sur ces rives aux miracles antiques. Le sentiment d’avoir été une "exception culturelle" n’aura alors été qu’une illusion narcissique, puisqu’on a permis le meurtre d’humanistes dont la gloire est de n’avoir jamais touché un cheveu de leurs rivaux. 

    Depuis le 25 juillet, la rue a dit non à cette descente aux enfers. De nouveau, des kilomètres d’étoffe écarlate ondulent sur des grappes humaines. Mais ce que la rue avait réussi, le 14 janvier 2011, ne sera pas suivi de la même divine surprise contre Ennahdha. La ténacité d’un parti endurci par des années de persécution ne se laissera pas arracher le mérite d’avoir remporté le jihad électoral du 23 octobre, soumettant le parti de Dieu à la souveraineté du peuple. Aujourd’hui, quelles que soient les dérives de la Constituante, sa dissolution rallumerait des discordes cataclysmiques. 

    En 2011, les institutions de l’ancien régime avaient joué un rôle précieux dans le soutien unanime au processus électoral. Certes, la crise actuelle réside dans le tort d’avoir aboli la constitution de 1959 sous la pression de la rue, de s’être jeté dans le péril d’en faire une nouvelle sur la page blanche de la révolution. On en paye aujourd’hui le prix. La suppression du texte de 1959 a effacé le précieux dépôt d’une synthèse subtile entre le religieux et le politique, conçue sous la poigne d’un génie lucide. Mais, cahin-caha, les constituants ont fait mûrir le brouillon de leurs passions contraires. 

    Ne recommençons pas la table rase. Si le consensus ne se fait pas dans l’Assemblée, il ne se fera jamais. C’est sur ses bancs que les disputes, en polissant les articles, forgeront une syntaxe des droits et des devoirs qui ne sera la priorité de personne, parce qu’elle sera le bien de tous. 

    Il n’en reste pas moins que le scandale d’avoir laissé tuer un représentant du peuple montre que l’Assemblée a failli au principe même de l’éthique démocratique: la protection sacrée de la minorité ; elle a jeté le soupçon d’une responsabilité criminelle, aggravée par la lenteur de l’enquête et la capture improbable des coupables. Mais reconnaissons que Ennahdha sort si affaiblie de ces forfaits, sa chute dans les sondages est si brutale qu’on se demande quel mauvais génie l’aurait poussé à s’autodétruire, et à saborder son prestige de notable gagné sur sa condition de paria. Quel mystère opaque enveloppe ces tragédies? 

    La Tunisie progressiste plus "tunisienne" que la Tunisie conservatrice? 

    Le souci le plus grave des islamistes est de prouver que leur parti n’est pas le cheval de Troie d’une organisation criminelle, mandaté pour détruire l’Etat républicain, sous couvert de gagner le pouvoir par les urnes à seule fin de le garder par les armes. Il ne s’agit pas seulement de la légitimité électorale de Ennahdha, mais de sa légitimité comme parti, si elle ne fait pas une révision déchirante. 

    D’un autre côté, est-ce que l’opposition, grisée par l’ardeur des foules où elle voit la reddition finale de Ennahdha, saura résister à la tentation de la bouter hors de l’Etat, par un diktat de la rue, suggérant qu’elle veut précipiter l’alternance sans passer par les urnes ? Le sentiment de toute-puissance que procure la foule n’est pas assuré de maintenir sa popularité jusqu’au prochain scrutin, de même que l’affaiblissement moral de Ennahdha dans l’opinion ne signifie nullement sa défaite programmée aux futures élections. 

    Ne faut-il pas revoir cette idée selon laquelle l’islamisme n’est qu’un phénomène exogène, étranger à la mentalité de la "vraie" Tunisie, tolérante et non-violente ? Cette identité tunisienne n’est-elle pas une fiction, qui justifie la certitude que Ennahdha n’a pas le droit d’exister ? La Tunisie progressiste est-elle plus "tunisienne" que la Tunisie conservatrice ? Les modernistes que les islamistes ? En réalité, la révolution a montré que l’exclusion, depuis l’Indépendance, était au cœur du système politique tunisien, et que la violence politique, qu’on croit actuelle parce que libérée de la censure, s’est toujours exercée à l’ombre d’une raison d’Etat où les islamistes ne furent pas traités en Tunisiens, pas plus qu’en humains. 

    Ainsi ce legs d’intolérance, fait de frayeur et de répulsions réciproques, a produit une graine autoritaire dans tous les partis politiques, opposition et gouvernement compris. Certes, chacun se réclame de la démocratie, mais à condition d’en garder le monopole. La politique tunisienne cultive une intolérance qui n’est pas celle de la société ou de la religion comme telles, mais de l’usage qu’en font ceux qui se mêlent de politique, entrechoc de "pensées uniques", et non de démocrates. 

    La question du droit d'Ennahdha à exister 

    La classe politique, islamiste ou pas, supporte mal la différence et la contradiction. Certes, les opposants à Ennahdha possèdent un honneur qui leur interdit de commettre des forfaits sanglants. Heureusement ! C’est cette force d’âme qui peut demain gagner les prochaines élections. Mais certains trahissent à l’égard de "l’autre" (l’islamiste) des réflexes aussi raciaux que ceux des colons contre les indigènes. On en revient ici à la question du droit de Ennahdha d’exister, et à la capacité des modernes de s’accommoder d’un paysage politique qui ne sera plus jamais celui de naguère. Car le bonheur perdu du passé n’était que l’envers irisé du sombre malheur des autres, sous un appareil de fer. 

    La crise actuelle prend racine dans un rejet viscéral réciproque qui n’a jamais trouvé de voix magnanime pour la surmonter. Or, sans l’accommodement douloureux de ces deux Tunisie, la démocratie ne fera pas son œuvre de réconciliation. Quels que soient le chagrin et la colère après les drames sanglants, on ne doit pas se laisser gagner par l’utopie sinistre d’un récit à l’égyptienne. Quand l’autre n’est plus un rival à réfuter, mais un ennemi à détruire, c’est le début de la guerre civile. Historiquement, ça n’a pas marché, et la répression de Ennahdha a renforcé son emprise. Il ne s’agit plus d’éliminer l’islamisme historiquement, mais de le résoudre politiquement. 

    On ne peut ôter aux islamistes le droit de désirer sincèrement une "démocratie musulmane" qui rêve d’un analogue à la "démocratie chrétienne". On ne sait pas si cela est possible, mais on ne peut pas le tenir pour impossible. L’idée selon laquelle la foi n’est pas forcément ennemie de la liberté, et peut se vivre comme une assise morale de la vie publique, n’est pas une idée fanatique en soit. Un parti moderne qui refuserait à son rival la chance humaine d’évoluer dénote, outre une sécheresse de cœur et d’imagination, une vision arrêtée de sa société aussi éloignée du progrès dont elle se réclame, que le fanatique l’est de la tradition qu’il croit défendre et servir. 

    Un manichéisme de plomb entre Bien et Mal 

    Car, si Ennahdha est en mal de cet humanisme musulman que je viens d’évoquer, entretenant des liens obscurs avec des factieux violents, si le chahut salafiste a fini par rendre un peuple pieux allergique à son clergé d’Etat, il ne faut pas croire que l’opposition politique en sorte grandie. Toute la classe politique, Troïka et opposition comprises, est jugée par le peuple en faillite de générosité morale, incapable de pacifier ses différends, plus prompte à une compétition infantile de boniments et de slogans, un pugilat constitutionnel qui tient de la récréation et non du devoir studieux, qu’à une élévation de pensée capable de mobiliser la flamme des citoyens autour d’un avenir exaltant. 

    Chacun retient son souffle. Est-ce que l’opposition saura être davantage qu’une réaction de défense contre l’islamisme, s’épuisant dans son reflet, sans produire un idéal consistant? Est-ce que les islamistes cesseront d’être dans le déni de leur impopularité, pour transformer leur "légitimité" en loyauté? Est-ce que tous deux résisteront, par le retour de la confiance morale et l’art du compromis, aux trompettes des va-t-en-guerre? 

    Si Ennahdha ne parvient pas à vaincre son obsession contre l’Etat "satanique" qui a voulu écraser l’islam et exterminer ses apôtres, les islamistes ; si les anti-Ennahdha enferment l’islamisme dans un machiavélisme "démocratique" dont la seule fin est d’assujettir la société au totalitarisme religieux, il n’y aura pas de paix civile. 

    Ce manichéisme de plomb annonce que les politiques sont incapables d’épargner au peuple l’affrontement où le Bien et le Mal se disputent la victoire sous les œillères de chaque camp, d’un côté le Dieu des Lumières et de l’autre celui des Ténèbres. Bertrand Russel écrivait, en 1930, que la politique des partis pouvait détruire la civilisation: il y a eu la Seconde Guerre mondiale. J’espère que la politique des partis ne détruira pas la Tunisie. 

    Les Tunisiens, eux, s'accommodent de la différence 

    Les Tunisiens désespèrent de la politique parce qu’au fond, ils ne s’y reconnaissent pas. Ils n’ont aucun mal, eux, à s’accommoder de leurs divergences. Une universitaire tunisienne rapporte dans un de ses papiers une scène merveilleuse. Dans une foule de badauds agglutinés lors de l’arrestation d’un terroriste en banlieue le 4 août, une jeune femme en short demande à un salafiste de se pousser un peu, "l’homme décide de la porter sur ses épaules pour qu’elle puisse tout voir" [2]. Ce n’est pas une fable. Combien de jeunes filles se promènent dans les rues, bras-dessus bras-dessous, l’une voilée, l’autre pas, dans une inclination naturelle ? Or, je n’ai entendu aucun discours digne de cette amitié qui ne s’effarouche pas des différences. 

    Dans la vie quotidienne, les citoyens restent sourds à l’intolérance, ils refusent de diaboliser le barbu ou le laïc, l’islamiste ou le communiste, le destourien ou le révolutionnaire, l’homme ou la femme. Ils les réconcilient en silence, en poursuivant leur labeur qui, si infime soit-il, soutient la marche de l’Etat, l’énergie inlassable des petites gens et des grands commis qui font leur tâche avec le sourire. Ce sont eux qui fournissent à la stabilité ce que la démagogie politique leur vole, qui maintiennent l’abondance honteusement exploitée par ceux qui gouvernent et ceux qui contre-gouvernent. Ils soutiennent, dans le chaos d’une constitution inachevée, les murs fragiles d’une loi morale supérieure à la constitution, celle de la confiance que l’on se voue dans les devoirs de chaque jour, quelles que soient les tempêtes.

    Une humanité trahie par les politiques 

    Si la Tunisie tient, c’est par le miracle de cette humanité, toujours trahie par les politiques, mais toujours hermétique aux rages de ceux qui veulent l’entraîner dans leurs égarements. Cette humanité-là, aucune figure politique ne l’exalte, aucun parti ne la défend. C’est la Tunisie non politique, garante de la vraie dignité et de la vraie liberté. C’est la Tunisie non-engagée, fuyant la cohue politicienne, dans la douce économie de la passion de soi. Elle n’est pas engagée, et pourtant c’est elle qui protège le territoire par un dévouement infini. Elle n’est pas engagée, mais on la trouve chaque jour fidèle au poste, derrière un guichet, un comptoir, une caisse, à l’hôpital, à l’école, dans le public, dans le privé. Partout, elle retrousse ses manches, elle gagne son pain quotidien. Elle se passe de gouvernement, islamiste ou pas, pour faire marcher les choses. 

    Chaque jour, quoiqu’il arrive, elle sauve discrètement un pays que le cynisme politique s’ingénie à perdre. La troupe des politiciens passe devant elle, avec des gestes désaxés, des bouches furibondes, la terre tremble sous leurs pas. Mais elle, par la puissance de son organisme lent et régulier, elle poursuit dans le secret son œuvre d’apaisement des éléments déchaînés. Elle ne sait pas grand-chose, mais elle essaye de faire bien ce qu’elle sait. Les politiciens croient qu’ils savent tout, mais ils font très mal ce qu’ils prétendent connaître. 

    A vrai dire, cette Tunisie-là n’a même pas besoin d’une constitution. Celle-ci est déjà écrite dans son cœur, elle l’applique tous les jours. Elle se gouverne elle-même de la meilleure manière, dans l’entraide, le bricolage, la patience, rempart de dignité contre la déchéance de la haine, souffle de survie personnelle sans laquelle rien ne tient. Elle continue d’emmener ses enfants à la plage, à l’école, au manège, et par son apparente indifférence aux choses publiques, par le souci de son bonheur privé, elle protège l’écrin précieux où se cache la perle de la non-violence ; elle continue à cuisiner héroïquement dans le refuge des familles, tandis que la guerre civile gronde et affame le pays. 

    Sans doute cette Tunisie ne va pas dans les sit-in, dans les manifs, encore moins au parlement, ni au gouvernement, ni dans les partis. Elle n’a pas besoin d’être de la "société civile", qui s’emporte aussi dans des passions inciviles, des luttes fratricides. Non, elle est plus, infiniment plus que la société civile, elle est l’humble sanglot de la société civilisée.

    Source : leplus.nouvelobs.com

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