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Lettre ouverte aux dirigeants d’Ennahdha, par Hassen Zargouni

 

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  • Mes compatriotes,

  • Vous avez souffert dans votre chair, vos familles et vos proches ont connu le pire des traitements, vous avez connu l’exil et la torture et ce, depuis plus de trente ans. Aujourd’hui, la donne a changé, vous voilà dignes dans votre pays, libres d’expression et participant activement à l’effort de démocratisation du pays suite à une révolution qu’aucun parti en Tunisie ne peut s’approprier. Vous semblez jouer le jeu exigeant de la démocratie et c’est tout à votre honneur. Car savoir gagner sans écraser ses adversaires, savoir perdre avec fair-play, savoir nouer des alliances tactiques ou stratégiques et les respecter n’est pas donné à qui veut. Les exemples de crise postélectorale dans des pays nouvellement démocratisés à l’instar de ce qui s’est passé en Côte-D’ivoire et tout récemment au Nigeria sont à méditer. La Tunisie ne supporterait pas le dissensus et ses conséquences néfastes pour un pays identitairement homogène aspirant majoritairement à la modernité et l’ouverture sur l’autre.

    Vous avez présenté votre parti, Ennahdha, au ministère de l’intérieur sans faire référence à l’idéologie islamiste, votre slogan « Liberté, égalité, développement » est globalement conforme en effet aux aspirations actuelles des Tunisiens. Est-ce une orientation sincère ? Est-ce une preuve d’un pragmatisme imposé par une nouvelle lecture de la société tunisienne et son évolution ? Est-ce une rupture totale avec des dogmes et pratiques qui, en leur temps, ont fait peur aux Tunisiens jusqu’à signer un chèque à blanc à Ben Ali.

    A toutes ces questions, j’ai envie de dire oui, tant le poids politique que vous représentez aujourd’hui dans la société tunisienne à la lecture des différents sondages d’opinions est responsabilisant. Responsabilisant pour vous, d’abord, car porter la destinée d’un peuple c’est du lourd, porter l’espoir de 10 millions de Tunisiens, 2.5 millions de familles, 3 millions d’élèves et d’étudiants, 3 millions d’actifs occupés dont 2 millions de salariés, 500 000 agriculteurs, 500 000 fonctionnaires, 200 000 commerçants, 100 000 chefs d’entreprises, mais aussi 1 million de Tunisiens à l’étranger et surtout l’espoir de 700 000 demandeurs d’emplois en quête de dignité et des 11,4% des Tunisiens vivant dans la précarité ! Responsabilisant, enfin, pour les autres forces traditionnellement démocratiques qui doivent s’interroger sur le meilleur moyen de véhiculer leur projet de société, leurs visions, leurs programmes tout en étant en phase avec le besoin identitaire des Tunisiens et la volonté de hisser la société vers le progrès. L’exercice du pouvoir corrompt, l’AKP turque a mis 20 à 30 ans pour arriver à une forme de maturité de pouvoir, faisant ses preuves au niveau local et régional d’abord en s’adaptant à la complexité de la société turque. Vous avez encore un long chemin d’apprentissage à faire. Le peuple ne tolérera jamais les dérives de type RCD, avec des formes de clientélisme politique dans les milieux sociaux. Non, on ne nous la fait pas une deuxième fois. Ne jamais oublier que la plupart de nos concitoyens demeurent attachés aux précieuses valeurs humaines prônées par l’Islam (tolérance, modération, juste milieu) et qu’aujourd’hui, il me semble que nous n’avons pas besoin de politicien pour nous enseigner notre religion, et nous n’avons pas besoin de religieux pour nous faire la politique.

    Mais j’ai surtout envie d’insister sur les cinq messages-clés suivants, que vous gagnez la prochaine bataille électorale ou que vous la perdiez :

    1-Aimez les Tunisiens, tous les Tunisiens tels qu’ils sont, pour ce qu’ils sont, le chômeur, le travailleur, le bourgeois, le prolétaire, le voyou, oui le voyou et le bienfaiteur ou du moins celui qui se croit l’être. Diffusez un message d’amour et non de haine, un message fédérateur et non d’exclusion. Donnez de l’espoir, soyez réalistes et non dogmatiques. Réveillez chez le Tunisien tout ce qu’il a de meilleur en lui, mobilisez les valeurs famille, travail, solidarité, liberté de penser, d’agir, d’entreprendre, de communiquer, de s’exprimer, … et non le pire, telle que la violence physique ou morale, la loi du plus fort, la ségrégation, l’arbitraire religieux ou qu’on croit être religieux car l’Islam est à des années lumières en termes de valeurs devant les pratiques politico-religieuses d’ici-bas (Iran, Arabie Saoudite, …).

    2- Soyez à l’image de la société tunisienne, diversifiée, ouverte, moderne, tolérante, berceau de la première loi séculaire dans le monde arabo-musulman (1861) et située aux confins de l’Orient et de l’Occident … Si vous avez la prétention de prendre la destinée de ce pays et son peuple en main alors respectez l’apport berbère dans sa civilisation (nos traditions), l’apport phénicien dans sa manière de travailler (le commerce), l’apport romain dans son organisation (les collectivités locales et l’aménagement du territoire), l’apport des Arabes (langue, religion, sciences et arts), l’apport andalou (artisanat et agriculture), l’apport ottoman (institutions, armée, …), l’apport des occidentaux (rationalité et rigueur intellectuelle). Le Qamis, le Niqab, les longues barbes, parfois colorées, … ne reflètent pas le Tunisien du XXIème siècle, celui de la révolution du 14 janvier 2011. Cet exotisme vestimentaire vous est préjudiciable, vous l’avez compris, il est nuisible tant sur le plan électoral que sur le plan de l’identification à la société dont vous représentez une des composantes politiques. Renvoyez une image fidèle à ce que nous sommes. Osez porter une cravate, par respect, pour une réunion officielle, comme le ferait un jeune cadre dynamique de nos jours !

    3-Préservez les deux biens tunisiens les plus précieux : la famille (la femme) et l’éducation. La politique démographique et nataliste cohérente du pays, sans elle, toute la Tunisie aurait eu le sort économique malheureux des régions intérieures et surtout l’appétit du savoir chez le Tunisien et qui n’a pas de limite. A ce titre, ne sous-estimez pas le penchant du Tunisien à acquérir du savoir, souvent les parents s’endettent, il leur arrive même de ne pas manger pour financer la scolarité de leurs enfants. L’engagement de la Tunisie dans l’économie du savoir est le meilleur garant de son invulnérabilité et son immunité éternelle. L’Etat d’Israël nous nargue avec son positionnement leader au niveau mondial dans les services informatiques, dans son industrie pharmaceutique, dans sa maîtrise des technologies des énergies renouvelables, … son moteur apparent étant une instrumentalisation du sentiment religieux et national pour la maîtrise des sciences et des arts, mais au fond si l’on regarde bien, le vrai moteur de ce pays conquérant c’est bien la liberté et la démocratie dont jouissent ses habitants juifs notamment. Ce pays, voyou, certes, est à ce titre un bel exemple pour un pays comme la Tunisie. L’économie du savoir suppose qu’il n’y ait pas de limite à la recherche et le développement, aucune limite à l’innovation et la créativité, toutes deux se nourrissant du sentiment profond de liberté. La liberté est féconde. Un jour on vous a privé de liberté, vous êtes les premiers à comprendre le sens de privation de liberté !

    4-Ayez un message positif vis-à-vis des chefs d’entreprises et des banques en place, il y va du salut de l’économie, de la création de valeur, du travail et de l’emploi et donc de la dignité, origine de la révolution tunisienne. Rassurez les opérateurs économiques sur vos intentions en matière de vision de la gestion des richesses dans le pays. L’entreprise compétitive tunisienne est l’unique lieu de création de richesse. Lui assurer un environnement propice pour son développement est une nécessité au nom de tous ceux qui affluent à la recherche d’emploi pour se réaliser en tant que citoyen de ce pays, donnant et recevant à et de la République. Si vous avez des propositions en matière d’économie solidaire, voire de finance islamique, soit, mais cela ne pourrait être qu’un complément au système en place, cela ne saurait se substituer au gigantesque dispositif construit pendant plusieurs décades, voire plusieurs siècles et totalement en phase avec les standards internationaux (comptabilité nationale, …). Ce n’est pas maintenant qu’on va jouer à l’apprenti sorcier. Notre voisin de l’Est a sacrifié tout un peuple et plusieurs générations en construisant et déconstruisant des modèles de développement aussi farfelus les uns que les autres. Le résultat vous le connaissez…

    5-Conscientisez l’idée que la Tunisie a, de tout temps, eu et aura des relations privilégiées avec ses voisins du Nord (à 20 mn d’avion), l’Europe et les Européens. L’Occident, on le connaît, il a toujours des velléités hégémoniques, mais il ne s’en cache pas, la Chine ou d’autres nouvelles puissances opèrent différemment, peut-être plus sournoisement. Raisonnez avec l’Occident dans une logique d’intérêt commun, car c’est le seul langage qu’il entend bien. La mise en commun de nos potentiels respectifs est la seule solution pour une relation durable paisible et empreinte de respect.
    Ces potentiels sont les ressources humaines (nos immigrés, leurs touristes), les ressources énergétiques (notre soleil, notre vent, leurs technologies de transformation), les ressources halieutiques (Mer Méditerranée commune), hydrauliques (savoir-faire en économie de l’eau), ressources agricoles (productions complémentaires), ressources financières (la BEI, …), ressources culturelles (livres, musique, théâtre, audiovisuel,…). L’Europe pour la Tunisie n’est pas l’étranger, c’est 80% de notre commerce, un million de Tunisiens qui y vivent dont 5000 chercheurs scientifiques, 4,5 millions d’Européens qui viennent chez nous tous les ans et qui assurent près de 400 000 emplois, c’est aussi des investissements directs générant plus de 300 000 emplois avec plus de 3000 entreprises dans tous les secteurs d’activité. L’Europe et les Etats-Unis c’est aussi une relation stratégique au sens militaire du terme, par ces temps d’instabilité géostratégique et avec plus de 2500 km de frontières terrestres et maritimes à surveiller. Une politique volontariste pro arabe ou pro pays musulmans ne peut être qu’un développement qui se rajoute à l’effort historique de la Tunisie dans ses relations aux pays occidentaux.
    L’Afrique et l’Asie sont en effet à conquérir économiquement. Remarquez les clins d’œil que vous font les occidentaux depuis un certain temps, hier la Grande Bretagne, ensuite l’Amérique, aujourd’hui la France… La banalisation de votre mouvement est un gage de respectabilité retrouvé, alors ne gâchez pas cette occasion de normalisation de vos rapports avec l’Occident. C’est la Tunisie et les Tunisiens qui y gagneront. C’est aussi un signe de maturité de votre part.

    Pour conclure, mes compatriotes dirigeants d’Ennahdha, au nom de mes enfants, qui sont aussi les vôtres, et que j’élève à l’école de la tolérance et du libre-arbitre, à la responsabilité individuelle et collective, mes enfants à qui j’inculque tous les jours l’amour de la patrie et la soif du savoir, mettons le vivre-ensemble au centre de nos réflexions et actions. La signature par Ennahdha avec les autres forces politiques du pays d’un Pacte Républicain, traduisant le socle commun des valeurs et acquis de la République Tunisienne et fixant des règles éthiques quant à l’exercice de l’activité politique serait un signal fort et rassurant envers l’ensemble de notre communauté. Mais les mots doivent être suivis d’actes concrets. Mettons la Tunisie, ce bijou de pays, par delà les luttes partisanes et les besoins légitimes de revanche, dans la pupille de nos yeux. Soyons à la hauteur de l’espoir né de la révolution tunisienne. Soyons le pays exception, celui qui aurait bâti une République exemplaire aux yeux du monde entier, au nom de Dieu et des valeurs humaines, au nom de nos enfants qui seraient fiers d’y vivre.

    Citoyen Hassen Zargouni

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