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La démocratie est-elle soluble dans l’Islam ?

 

La démocratie est-elle soluble dans l'Islam ?

 

 

Le grand historien du monde musulman, Bernard Lewis, publie cette semaine «le Pouvoir et la Foi», dans lequel il s'interroge sur les rapports entre l'Islam et l'Occident, bousculés par le printemps arabe. Entretien

 

 

Le Nouvel Observateur - En quoi, dans l'Islam, la religion et l'Etat ne sont-ils qu'une seule et même chose, et en quoi la relation entre foi et pouvoir est-elle une caractéristique qui distingue l'islam des autres religions monothéistes?

Bernard Lewis - Dans l'Islam, la différence entre l'Eglise et l'Etat, entre la religion et le gouvernement, n'existe pas alors qu'elle est essentielle dans le monde chrétien. Pendant des siècles, les chrétiens ont été une minorité persécutée, jusqu'à ce qu'un empereur se convertisse et que le christianisme devienne la religion d'un Etat. Les juifs ont été une minorité persécutée durant l'essentiel de leur histoire. Mais l'islam, lui, a triomphé du vivant de son fondateur.

Le prophète Mahomet n'a pas seulement fondé une religion, mais également un Etat islamique qui est très vite devenu un empire. La séparation de l'Eglise et de l'Etat, si importante chez les chrétiens, n'existe tout simplement pas chez les musulmans. Eglise et Etat ne font qu'un. Certains couples de mots qui nous sont familiers - comme laïque et ecclésiastique, sacré et profane, spirituel et temporel - n'ont aucun équivalent en arabe classique.

Dans l'Islam, il ne s'agit donc pas d'une séparation entre l'Eglise et l'Etat, mais d'une relation entre la foi et le pouvoir.

Exactement. C'est ce que je cherche à démontrer dans mon livre. Dès les débuts du christianisme, on distingue très bien Dieu de César. Cette séparation n'existe pas dans l'Islam, comme il n'existe pas d'institution autonome qui se concentrerait uniquement sur le religieux, si tant est que l'on puisse appeler l'église une institution. La mosquée est un simple bâtiment, et rien de plus.

Selon vous, cette alliance de la foi et du pouvoir est-elle une chance ou un handicap?

C'est un atout par certains côtés et un handicap par d'autres. A l'époque moderne, cela a plutôt eu tendance à pénaliser les musulmans, car l'institution religieuse résiste au progrès et au changement, qu'elle a du mal à accepter.

Dans le monde islamique, écrivez-vous, la source de changement est souvent venue de l'Occident, soit par les invasions, la guerre ou les croisades, soit par la pénétration des idées. Ainsi, la culture de la révolution, l'idée même de socialisme, de nationalisme, voire de dictature, sont dans le monde arabe d'origine européenne. Qu'est-ce que cela implique?

C'est surtout vrai de la période moderne. Par le passé, l'idée d'une révolution au sein de leur propre société existait déjà dans le monde musulman. S'il y a eu propagation des idées, cela a plutôt été de l'Orient vers l'Occident, et non le contraire. En termes de savoir et de connaissances scientifiques, nous autres, Occidentaux, avons beaucoup emprunté à l'Orient. Mais le mouvement s'est inversé au fur à mesure que l'Occident s'est développé et que l'Orient a entamé son déclin. Le flux des idées a alors changé, et le concept même d'un nationalisme arabe est quelque chose qui est venu de l'Occident.

On peut dater ce bouleversement précisément avec l'expédition française en Egypte menée par un jeune général qui s'appelait encore Bonaparte. L'invasion de l'Egypte par les Français marque un tournant. Le monde arabe et islamique s'est trouvé contraint de faire face à l'Occident. Le fait qu'une armée occidentale puisse envahir l'un des berceaux de l'Islam sans difficulté a représenté un choc terrible. Lui-même suivi d'un second choc, à savoir le fait que le seul moyen de se débarrasser des Français ait été d'avoir recours à l'intervention d'une autre puissance occidentale: ni les potentats locaux ni leur suzerain ottoman n'ont été capables de les chasser, et il a fallu un corps expéditionnaire britannique pour le faire. La révélation a été douloureuse: les nouveaux maîtres du monde, ou en tout cas de leurs pays, venaient de cet Occident qu'ils avaient tant méprisé.

Mais ce qui est extraordinaire dans l'expédition de Bonaparte, c'est qu'il a emmené des savants avec lui...

En effet, ce qui a eu des conséquences à long terme. Pas immédiatement, bien sûr. La présence de savants et de scientifiques au sein du corps expéditionnaire français a eu pour résultat inattendu de révéler aux Egyptiens l'existence de leur propre passé. Cette civilisation extrêmement ancienne avait été perdue et effacée en raison de l'avènement de l'islam. Les musulmans attachent une grande importance à l'histoire, mais uniquement s'il s'agit de l'histoire musulmane. A leurs yeux, tout ce qui s'est produit avant l'avènement de l'islam ou parallèlement à lui n'est qu'un tissu de digressions produit par des païens: il n'a ni sens ni valeur historiques.

Les Egyptiens avaient beau vivre au pied des monuments de leur passé, ils n'y faisaient pas attention et ils les négligeaient même, au point de les détruire à l'occasion. Quand les Français sont arrivés, ils ont sauvé ces monuments. Les égyptologues français ont déchiffré les hiéroglyphes et ils ont rendu leur mémoire et leur ferté nationale aux Egyptiens ainsi qu'à d'autres peuples du Moyen-Orient. Ce qui est étonnant, c'est que le patriotisme et le nationalisme moyen- orientaux - qui sont deux choses bien distinctes et qu'il ne faut pas confondre - sont au fond nés en Occident.

A propos des influences européennes, vous écrivez que, «dans le passé, aucun calife arabe ni aucun sultan turc n'aurait pu exercer le pouvoir arbitraire et sans limite dont jouit aujourd'hui le moindre dictateur arabe». Pourquoi?

C'est vrai. J'ai souligné le fait que l'occidentalisation du monde arabe a également eu des effets pervers. Pas tant en raison des idées, mais plutôt des techniques et des technologies: avant l'irruption des Occidentaux, le pouvoir des gouvernements était limité. Il n'y avait pas de démocratie au sens occidental du terme, mais il existait des formes de gouvernement responsable dont l'autorité n'était pas illimitée: le mot magique que l'on invoquait sans cesse à l'époque était «consultation».

Trois ou quatre ans avant la Révolution française, l'ambassadeur de France en Turquie a rédigé une dépêche diplomatique extrêmement intéressante. Paris lui reprochait de ne pas aller assez vite dans les négociations qu'on lui avait ordonné d'entreprendre, et il a répondu qu'«à Istanbul, les choses sont différentes de la France, où notre roi est le seul maître et fait comme bon lui plaît. Lci, le sultan doit consulter une foule de gens avant de prendre une décision.» Ce qui était absolument exact: le régime était consultatif, et le sultan ainsi que les autres détenteurs du pouvoir devaient composer avec divers groupes au sein de la société ottomane. L'autorité émanait du sein de cette société, elle ne s'imposait pas à elle de manière verticale: il fallait s'entendre avec les grands propriétaires terriens, les scribes, les guildes de marchands du bazar.

Le processus de modernisation qui est survenu ensuite a détruit cette culture de la consultation: il a considérablement accru le pouvoir de l'Etat, notamment son pouvoir de répression et il a affaibli les forces sociales qui avaient exercé un rôle de contre-pouvoir jusque-là. C'est ainsi que la modernisation qu'a imposée l'Occident au monde arabe a favorisé l'émergence de ces régimes dictatoriaux que nous voyons aujourd'hui.

Donc la dictature ou l'autocratie, telles qu'on a pu les voir de Ben Ali à Moubarak, seraient des inventions européennes?

Il faut bien différencier la dictature de l'autocratie. Les anciens régimes musulmans étaient autoritaires: le sultan disposait d'un très grand pouvoir. Il n'y avait pas de représentation populaire, et l'idée même d'élection démocratique était totalement étrangère à ces gens. Mais le pouvoir personnel du sultan était limité par sa capacité à imposer son autorité, qui était réduite: il devait accepter de composer avec les centres de pouvoir qui existaient au sein de la société.

La modernisation a considérablement accru le pouvoir de contrôle, d'encadrement et de coercition grâce à la technologie, notamment en matière de communication et d'armement. C'est ce qui a renforcé le pouvoir de l'Etat, au détriment des acteurs qui faisaient jusque-là office de garde-fous. Avant la modernisation, les régimes du Moyen-Orient étaient incontestablement autoritaires, mais ce n'étaient pas des dictatures. La dictature était d'ailleurs étrangère à la culture politique arabe d'alors: l'autoritarisme était admis et toléré, mais à condition d'être lui-même soumis à des règles très précises.

Dans l'Empire ottoman, que vous connaissez bien, il y avait aussi le respect des minorités religieuses.

C'est exact. On ne raisonnait pas en termes ethniques: les minorités étaient uniquement religieuses et définies par leur seule religion. Ces minorités possédaient leurs propres structures représentatives: elles géraient leurs propres affaires, avaient leurs propres écoles et leurs propres lois. Si par exemple un juif, un chrétien et un musulman vivaient dans la même rue, à leur mort, leurs héritages respectifs étaient pris en charge suivant trois systèmes juridiques différents.

Dans l'Empire ottoman, un chrétien pouvait être traduit en justice pour bigamie, ce qui ne posait en revanche aucun problème au regard de la loi musulmane. Dans un Etat islamique, une cour chrétienne pouvait juger et punir un chrétien qui n'aurait pas respecté les préceptes de sa religion. Même chose en ce qui concerne les juifs, qui pouvaient être châtiés pour ne pas avoir respecté le sabbat. Chaque minorité religieuse faisait appliquer ses propres lois.

En faisant des recherches dans les archives ottomanes, j'ai fait une découverte amusante. Comme vous le savez, la consommation d'alcool est strictement interdite par l'islam. Mais les juifs et les chrétiens, eux, étaient libres de produire, de vendre et de consommer du vin. En fouillant dans les archives, je suis ainsi tombé sur une correspondance entre fonctionnaires ottomans qui se mettaient le cerveau à la torture pour inventer des lois qui empêcheraient les musulmans de boire de l'alcool chez les juifs et les chrétiens qui les invitaient à leurs mariages. Ces braves fonctionnaires auraient pu interdire purement et simplement l'alcool à tout le monde, mais c'est une solution qui ne semble même pas les avoir effleurés.

Pour revenir à aujourd'hui, vous écrivez que les régimes politiques pro-occidentaux dans le monde arabo-islamique en sont venus à développer dans la population des sentiments antioccidentaux, tandis que les régimes antioccidentaux ont provoqué le contraire. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

La plupart des régimes du Moyen-Orient sont très impopulaires. S'ils sont pro-occidentaux, le peuple leur reprochera de l'être. S'ils sont antioccidentaux, c'est leur antioccidentalisme qui sera impopulaire tandis que leur opinion publique devient de plus en plus pro-occidentale. C'est visible en Iran: le téléphone ou l'e-mail nous donnent un aperçu très clair de ce que pensent les Iraniens. Ils semblent devenir de plus en plus pro-occidentaux. Il suffit qu'une dictature choisisse un camp pour que le peuple choisisse l'autre. C'est un mouvement pendulaire assez naturel.

Dans votre livre, vous semblez douter que la démocratie libérale soit vraiment compatible avec l'Islam. Au moment du printemps arabe, dont les idéaux semblent plus démocratiques que religieux, votre réflexion a-t-elle évolué?

Comme tous les peuples de la terre, nous autres, Occidentaux, sommes convaincus que nous avons raison contre les autres. Quand nous parlons de démocratie, nous entendons notre type de démocratie reposant sur des élections et une représentation du peuple. Je pense que nous faisons fausse route. D'autres sociétés ont évolué différemment de nous et leur manière de construire des institutions démocratiques ne ressemble pas à la nôtre. Procéder à des élections de type occidental dans des pays arabes ou musulmans peut se révéler dangereux si cela aboutit à une confiscation du pouvoir par des extrémistes religieux.

Des groupes comme les Frères musulmans possèdent des atouts considérables: un réseau de communication implanté dans les mosquées et soutenu par les prêches, avec lequel aucun parti ne peut rivaliser. Ils s'adressent aux gens dans un langage qui leur est familier et qui parle à leurs valeurs et leurs idées. Les libéraux, les démocrates et les modernisateurs s'expriment en arabe, mais ils utilisent des expressions qui n'ont été traduites que récemment et qui ne sont pas toujours comprises. Et même quand elles le sont, elles ne touchent pas vraiment l'homme de la rue.

C'est pour ces raisons que des élections libres à l'occidentale risquent surtout d'amener au pouvoir les Frères musulmans, ou d'autres qui leur ressemblent. Il vaut mieux procéder de manière inverse et laisser les Arabes construire graduellement leur propre démocratie au niveau local, notamment par le biais de leur culture ancestrale de la consultation.

Mais quand on voit ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, les mots d'ordre religieux étaient absents, et ce sont les mots d'ordre démocratiques qui étaient les plus forts. Est-ce que la société n'est pas plus en avance que vous ne le croyez?

Je serai optimiste dans le cas de la Tunisie, et plus prudent en ce qui concerne l'Egypte, mais il est possible que les choses soient en train d'évoluer en ce sens. Il faut garder présent à l'esprit une caractéristique très importante de la Tunisie: l'éducation obligatoire pour les jeunes filles depuis la petite enfance. C'est le seul pays musulman qui accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, lorsque les musulmans ont pris douloureusement conscience du fait que l'Occident les avait dépassés, ils se sont mis à débattre des causes de leur déclin, pour lequel ils ont évoqué toutes sortes d'explications: militaires, politiques, économiques, sociales. Dans les années 1860, un auteur turc nommé Namik Kemal a avancé pour la première fois une idée nouvelle: si nous sommes tellement en retard, expliquait-il, c'est en raison de la manière dont nous traitons nos femmes. Nous nous privons des talents et des compétences de la moitié de notre population, notamment en abandonnant son éducation à des mères ignares et opprimées. Il avait raison. Le traitement de la population féminine par les Occidentaux n'a pas toujours été un modèle d'égalité, mais il est très supérieur à ce qui se pratique dans le monde musulman.

Avez-vous été surpris par le printemps arabe et par sa contagion?

Non, cela ne m'a pas surpris car je m'attendais à quelque chose de ce genre. Je ne savais ni où, ni quand, ni comment cela se produirait, ni quelle direction cela prendrait, mais il était évident depuis longtemps qu'il existait un profond mécontentement dans le monde arabe et que presque tous les régimes étaient impopulaires, pour ne pas dire haïs. Le paysage politique du monde arabe va être changé d'une manière irréversible. Mais je ne sais pas sur quoi vont déboucher les changements actuels. Tout peut basculer d'un côté comme de l'autre.

Depuis 2005, les différentes élections qui ont eu lieu en Irak sont pour vous des événements majeurs dans l'histoire du monde arabe. A l'époque, vous aviez approuvé l'invasion américaine de l'Irak.

Jusqu'à un certain point, oui, mais pas complètement. Au terme de la première guerre d'Irak, le pays s'est retrouvé divisé. Le Nord s'en sortait bien et était sur la bonne voie: les Kurdes et les Arabes travaillaient main dans la main, la paix et la prospérité étaient de retour. Il aurait sans doute mieux valu les laisser continuer à évoluer ensemble. Ils avaient proposé de créer un gouvernement indépendant de l'Irak libre, ce qui me paraissait être une excellente idée. Ils ne demandaient qu'une aide diplomatique, plutôt qu'une aide militaire ou économique. Ils demandaient une reconnaissance et un appui, et ils ont obtenu à la place une intervention. Il aurait mieux valu encourager le développement d'institutions autonomes dans la zone nord de l'Irak plutôt que d'envoyer une armée envahir le pays. Cette invasion a été une erreur terrible, que j'avais dénoncée à l'époque.

La situation sécuritaire demeure très fragile en Irak. Chaque mois, on compte des centaines de morts dans des attentats, dont la majorité sont des civils. N'assiste-t-on pas à une guerre sans fin?

Oui, c'est une situation tragique, et je ne sais pas où elle nous entraîne. Mais tôt ou tard, les Irakiens devront trouver leurs propres solutions: je ne pense pas que nous puissions leur imposer les nôtres depuis l'extérieur. Ils sont capables de résoudre leurs problèmes, et pour peu qu'on leur en laisse le temps et qu'on leur en donne les moyens, ils y parviendront.

Vous ne croyez donc pas qu'on puisse installer une démocratie par une intervention militaire extérieure comme George Bush l'a rêvé?

On ne peut pas imposer la démocratie. Ni contraindre les gens à être libres.

On a pu croire en France que vous souteniez ouvertement la politique de Bush pour la seconde guerre d'Irak. On vous a quasiment traité de néo-conservateur. Etait-ce le cas?

Non, pas du tout. J'avais seulement suggéré que l'on soutienne un gouvernement indépendant dans la partie nord du pays. Je n'ai jamais cru qu'envahir le pays était une bonne idée.

Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet

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Source: "Le Nouvel Observateur"

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