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Sfar, c'est arabe?

Sfar, c'est arabe?

 

Le récit délirant mais véridique entre un juif et son chauffeur de taxi musulman.

Il y a très peu de Sfar de religion juive. La plupart des gens qui portent mon patronyme sont musulmans et viennent de Tunisie. Pour cette raison sans doute, et aussi par la forme de mon visage (olivâtre, pas franc, nez busqué, bouche lippue), mes chauffeurs de taxi croient presque systématiquement que je suis musulman. Depuis vingt ans.

Parfois, lâchement, je laisse croire que je suis musulman, ou je ne précise pas.

Lorsque mon chauffeur est sympathique et ouvert, j’ose raconter que je suis juif. Je précise naturellement que je suis un juif moitié berbère moitié ukrainien, né en France. Car je sais que la conversation va finir par tomber sur Israël et je suis d’ordinaire, courageux mais pas téméraire. Puis si on parle d’Israël je dis invariablement que j’ai de la famille là-bas, et que j’ai peur pour eux, mais que mes compétences ne me permettent pas de trop discuter politique.

Ce qui est certain, c’est que depuis vingt ans, lorsque le chauffeur arbore les signes extérieurs de l’embrigadement religieux, je n’insiste pas sur mes origines. Pardon, je le redis en langage intelligible : quand mon chauffeur est sympa et souriant et vêtu comme moi, c’est à dire blouson ou veste et barbe pas trop longue, je m’autorise à dire que je suis juif. Mais lorsqu’il s’agit d’un chauffeur avec longue barbe, sourcils froncés, calot blanc et stigmates bleus sur le front, je préfère passer pour un musulman comme les autres. Pour voyager sans polémique inutile. Sauf hier.

Et hier je me suis aperçu que j’ai eu tort, pendant vingt ans, de fermer ma gueule.

Hier le chauffeur avait toute la panoplie du religieux : un vêtement blanc, une très longue barbe, et une dégaine vraiment pas commode. Et au bout de deux minutes il m’a expliqué que l’attaque du commissariat du 18e était un coup du Mossad. Et avant que je déglutisse il me racontait également que le Bataclan avait été fomenté par Manuel Valls qui est téléguidé par Israël. Parce que le gouvernement français est gangréné par Israël. Et que c’est un stratagème pour créer un état fort afin de…

-Afin de quoi ?

Merde. Là, il s’est demandé si j’étais un bon Sfar ou pas. J’ai pensé à mon ami Nouri Jarjir qui me dit qu’il ne faut jamais laisser passer une connerie. Nouri et moi sommes de la même obédience : celle qui n’a jamais su faire la différence entre un juif et un arabe. Celle qui pense qu’on a le droit de défendre la Palestine même quand on est juif. Celle qui pense que ça n’est pas parce qu’on est musulman qu’on doit cautionner des meurtres au couteau. Nouri me dit qu’il entend des conneries nuit et jour, dans les deux camps, dans TOUS les camps, provenant de personnes mal informées ou embrigadées. Et Nouri me dit qu’étant donnée la situation, lui, il ne laisse jamais rien passer. Alors dans un œcuménisme digne des films les plus larmoyants de mon (autre) ami Alexandre Arcady, je me dis que si Nouri prend des risques, je dois enprendre aussi.

Je fais un grand sourire, et je demande à mon chauffeur si vraiment il croit un mot de ce qu’il vient de dire. Et là il se produit une chose extraordinaire. Au lieu de développer, il saute du coq à l’âne dans un phénoménal salto de côté façon Nadia Comanecci. Il me dit « Monsieur bien sûr je comprends pas les fous qui font le Jihad, mais parfois, quand je vois certains films, les Israéliens, j’ai envie de prendre les armes et de tous les tuer ».

-Quels films ?
-Plein.
-Je ne les ai pas vus.
-Plein. Sur l’ordinateur. Hier encore. Vous avez pas vu ? Il y a un Palestinien, il est déjà blessé, il est attaché dans une pièce, et les juifs, pardon, les Israéliens, ils rentrent à six dans une pièce avec des rangers et ils commencent à lui taper sur la tête avec leurs rangers. Sur la tête vous comprenez. Et ils arrêtent pas de taper tant que le type il est pas mort.
-Monsieur.
-Quoi ?
-Votre film, d’où vous savez qu’il est vrai ?
-Je sais pas.
– Monsieur, je ne m’y connais pas plus que vous. Je suis juif mais je n’ai pas d’informations particulières sur Israël. Mais j’y ai des amis, de la famille. Je vois à peu près qui on envoie à l’armée en Israël. Il y a de tout. Il y a des braves gens et aussi des sales cons, comme dans toutes les armées. Il y a aussi des militaires très jeunes, et qui peuvent faire des choses parfois inexcusables. Mais je ne crois pas que le film dont vous parlez soit vrai. Et je ne crois pas non plus à un gouvernement français qui ferait intentionnellement abattre 130 jeunes français pour instaurer un état militaire afin de… je ne sais pas quoi ? Afin de vider la Syrie de ses réfugiés, de les installer ici ? de créer un grand Israël dans un Proche Orient vitrifié. Vous croyez ce que vous dites ?

- Je sais pas. Moi je sais pas. Je répète juste ce que m’a dit un ami et lui il connaît.
-Il connaît d’où ?
-Il connaît des gens.
-Vous vexez pas, mais j’y crois pas. Monsieur. Pour de vrai, vous y croyez aux conneries que vous venez de me dire ? (je dis tout ça avec un grand sourire et sous le ton de la blague)

Et là un miracle se produit, mon chauffeur se met à rire. Je vous jure que c’est le plus joli rire que j’ai jamais entendu, c’est le rire de quand on se sent con. Et là il me dit une chose très juste.

-Monsieur, y a des morts partout, je me demande juste c’est qui les méchants et ce qu’il faut faire.

Et moi, face à un semblable qui se marre et qui doute, je me sens redevenir humain, et soudain je suis inspiré par une sorte d’espoir christique, je me dis que puisqu’on est tous aussi cons, on va peut être devenir amis, alors je lui réponds ce qu’il est possible de répondre dans ces cas là :

-Monsieur, imaginez que les Israéliens veuillent massacrer au fusil TOUS les Palestiniens. Imaginez que DEMAIN, TOUS les Israéliens prennent un fusil et décident de faire un massacre, y aura combien de morts à votre avis ?
Il se marre mais il ne comprend pas où je veux en venir, à vrai dire moi non plus à ce moment, mais bon, je suis ému.

-Monsieur, ça fait quelle taille Israël ?
-Le Grand Israël ?
-Non, celui là existe juste dans la tête d’Alain Soral et de Donald Trump. Le vrai pays du vrai monde, dominé par des juifs et qui s’appelle Israël a la taille des Alpes Maritimes. Et il est par endroit moins large que douze kilomètres. Alors même si ce pays était plein de connards sanguinaires qui fument du crack et décidaient de commettre un bain de sang, ça ne serait jamais le lieu où l’on tue le plus de musulmans sur la planète.
-Je ne comprends pas.
-Je veux vous dire que ni les Israéliens ni les Palestiniens n’ont le pouvoir de changer seuls leur destin. Qu’on le veuille ou non, les arabes et les juifs de là bas se sont trouvés livrés à eux mêmes à la fin de l’empire ottoman, puis à la fin du mandat anglais. Et ils démontrent depuis soixante ans leur incapacité à vivre ensemble, avec les conséquences tragiques que l’on sait. Et sans qu’aucun des pays voisin n’ait le moindre désir que ça change. Car cette situation ne changera que lorsque la région entière le souhaitera. Monsieur, mon sentiment c’est que depuis soixante ans, on a vu des pays arabes dirigés par des dictatures qui ont adoré dire que tous les problèmes du monde étaient soit de la faute d’Israël, soit du Mossad. Vous vous rappelez, il y a trois ans, quand un journal égyptien a raconté que le Mossad téléguidait des requins pour aller manger des égyptiens ?

Là, il se marre.

-Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’on parle d’un petit pays, où c’est vraiment la merde, par manque de confiance et par manque d’espoir, et sans doute par lâcheté politique dans les deux camps, et par haine aussi. Mais la situation Israélienne suffit à vous rendre aveugle au fait que les plus grands bourreaux des musulmans aujourd’hui sont des musulmans ? Vous voyez où on est, avec les chiites et les sunnites ?
-Oui mais attendez, Daech, c’est les Américains !
-Que voulez-vous dire ?
-Daech, c’est pas l’Islam. Ils ont été mis là par les Américains pour…
-C’est encore une info de votre copain ?
-Ha ! ha ! je sais pas mais tout le monde le dit.
-Alors je vais vous dire. Je suis un peu d’accord avec vous. Mais pas comme vous le dites. Si vous me dites qu’il y a un complot américain pour instaurer un califat, je sors de ce taxi tellement c’est con. En revanche oui, l’intervention en Iraq a été de la merde. Et les Américains ont tout cassé là bas et ont laissé les cadres de l’armée de Saddam Hussein dans la nature. Alors oui, si vous laissez ces types là libres de nuire avec des armes et des restes d’autorité, ils vont jamais rendre les armes, et ils vont chercher n’importe quoi pour reprendre du pouvoir. Je suis d’accord avec vous, les créateurs de DAECH n’étaient probablement pas de grands religieux à la base, ça devait être des enfants mutants du baassisme cherchant à se refaire dans une nouvelle idéologie à la mode. Oui, si vous me dites que les interventions occidentales ont précipité le merdier, je suis d’accord.
-Ah, vous voyez, on est d’accord.
-Monsieur, on ne peut pas être d’accord puisque ni vous ni moi on ne sait rien. Je suis juste un couillon dans un taxi et, ne vous vexez pas, mais vous êtes juste le couillon qui conduit le taxi.
-Ha ! Ha ! Ha ! Alors on fait quoi ?
-Mais qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ? On est ici, en France, et on n’a pas davantage d’informations que les autres. Simplement, je crois pas que vous mettre en colère derrière internet, ça va amener la paix.
-Je vous jure monsieur, une fois j’en ai eu des Israéliens dans mon taxi, c’était des crèmes, monsieur ! Ils étaient gentils, ils parlaient arabe, ils m’ont dit « nous on veut une Palestine libre et des juifs qui sont copains ».
-Je peux pas vous dire. Je suis pas Israélien. Je connais quelques Israéliens. Beaucoup même. Il y en a des géniaux. Et il y a aussi de vrais gros cons. Comme partout quoi. Je ne cherche pas à vous convaincre de quoi que ce soit de politique, je dis juste que vous n’imaginez pas à quel point, dans chaque coin du monde, les citoyens sont faibles et ne peuvent pas grand chose pour infléchir la politique de leur pays. Et vraiment, face à ces deux populations en Israël et en Palestine qui se haïssent parfois si fort, ou qui se craignent; bien malin celui qui sait comment faire baisser les tensions.
-Nous, on n’a pas ces problèmes, monsieur. La vraie merde, c’est qu’avec ces attentats de merde on a plus de clients.
-Je suis désolé pour vous. Car je suis auteur de bandes dessinées. Et si les chauffeurs de taxi n’ont plus d’argent, ils vont plus pouvoir acheter des bandes dessinées à leurs enfants, et moi je vais mourir de faim.
-Ha ! Ha ! Ha ! C’est la faute aux fils de pute de Uber.
-On en parlera une autre fois car je roule aussi parfois en Uber.

Et là il était explosé… de rire. Et j’ai regretté, depuis vingt ans, de n’avoir pas discuté ouvertement avec tous mes chauffeurs de taxi.

Johann Sfar

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