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Sacha Baron Cohen est un autre

 

Sacha Baron Cohen est un autre

 

Il a 40 ans, une femme et deux filles. Il est riche, célèbre, et talentueux. Génial même. Sacha Baron Cohen a un seul problème dans la vie. De taille. Il ne sait souvent plus comment il s'appelle. L'amnésie ne tient pas à son nom de famille composé. La légende familiale raconte que son grand-père a fui la Biélorussie et les pogroms pour la Grande-Bretagne dans les années 1880. Sitôt installé sur sa terre d'accueil, Chaïm Baron ajoutait Cohen à son patronyme, pour sceller la tête haute une identité qui aurait dû lui valoir de se faire couper le chef dans son pays d'origine.

Sacha Baron Cohen assume cet héritage. Il se souvient bien de ce nom, même composé, le revendique, et saurait en retracer la généalogie, à condition expresse de parler en son propre nom. Seulement, voilà : cela ne lui arrive presque jamais. Si ce n'est en privé, enfermé chez lui, quand il peut enfin ôter son masque.

Sacha Baron Cohen se trouve à chaque instant confronté à la gestion de ses avatars, développés pour la télévision, puis adaptés au cinéma. Hier, Ali G, le pseudo rappeur gangsta ; puis Borat, le reporter kazakh antisémite et homophobe ; Brüno, le présentateur de mode autrichien gay, nostalgique du IIIe Reich. Aujourd'hui, l'amiral général Hafez Aladeen, leader despote de la République de Wadiya, dans The Dictator.

Lire : Après Borat, un Kadhafi d'opérette

Le comédien s'exprime toujours devant la presse au nom de ces personnages. S'épanouit en confondant son discours avec leur voix. Vit dans leur peau. Porte leurs habits. Même quand la caméra ne tourne plus. Ainsi a-t-il revêtu pendant six ans le costume en tergal beige emblématique de Borat, l'un de ses Doppelgänger, ses doubles. Le costume n'a jamais été lavé. Le comédien a assumé son odeur infecte. Accepté aussi ses sous-vêtements sales, fabriqués en Russie ou dans l'une des anciennes républiques soviétiques. En tant que Borat, il ne pouvait prendre le risque, si jamais quelqu'un s'emparait de sa culotte, de laisser dépasser l'étiquette d'une marque américaine. La simple pensée que derrière le masque de Borat on devine le visage de Sacha Baron Cohen lui était insupportable.

"VOUS ÊTES LA DOUBLURE DE BORAT"

A l'origine, ce jeu avait tout l'air d'une ficelle promotionnelle. Encore maintenant, il est difficile de croire qu'Hafez Aladeen avec qui l'on communique par e-mail, qui dit un jour oui, un jour non pour une interview, comme la plus capricieuse des stars hollywoodiennes, ne fasse pas tout ça par calcul. Mais depuis que Sacha Baron Cohen est passé de l'ombre à la lumière, sur une chaîne anglaise, en 1998, sous le nom d'Ali G, il s'y tient. S'il y a du calcul, il y surtout de la cohérence. Ali G, son personnage d'idiot faisait de sa bêtise une arme imparable pour interviewer et déstabiliser différentes personnalités : le footballeur David Beckham, le linguiste Noam Chomsky, le récent candidat à l'investiture républicaine pour l'élection présidentielle américaine, Newt Gingrich, le milliardaire Donald Trump, ou l'astronaute Buzz Aldrin. La blague, au départ, ne devait pas se prolonger. Mais depuis la naissance d'Ali G, son créateur n'a plus jamais émergé. Son alter ego rappeur est devenu son testament.

Puis de nouveaux alter ego sont apparus, comme autant d'ajouts à ce même testament. Et nulle trace de Sacha Baron Cohen. Lorsque ce dernier s'exprime exceptionnellement en son nom, ce n'est jamais devant un journaliste, mais en face de collègues, les animateurs de la télévision et de la radio américaines David Letterman et Howard Stern par exemple, autrefois admirés par Cohen, avec lesquels il a l'impression d'échanger des propos, entre gens du même monde, certainement pas de répondre à des questions. "Parfois, confiait-il en avril à Howard Stern, je me perds tellement dans mes personnages que j'en oublie mon identité. Qui suis-je ?"

Le comédien s'est toujours efforcé d'aborder cette question. Pas seulement à l'intention de son thérapeute. Devant les journalistes aussi. "Je tiens à préciser que je n'ai absolument aucun lien avec ce monsieur Cohen et soutiens sans réserve la décision du gouvernement de la République du Kazakhstan de traîner ce juif en justice", nous écrivait Cohen en 2006. Le comédien s'exprimait au nom du reporter kazakh. Il assurait dans le même courrier adorer jouer au ping-pong et tirer sur des chiens. Il se montrait aussi prolixe sur sa biographie. A quel âge a-t-il perdu son pucelage ? 11 ans. Avec qui ? Sa soeur. Avait-il de bonnes notes à l'école ? Il n'a jamais été scolarisé et a commencé à travailler à l'âge de 7 ans.

Prenant l'habit de Brüno, il nous précisait en 2009, lors de la sortie de Brüno, au sujet de Sacha Baron Cohen : "J'adore les garçons juifs, même si je trouve ce Sacha Baron Cohen un poil surestimé. Le problème est que je n'arrive pas à trouver de petits garçons juifs en Autriche. Ils ont tous disparu. Avez-vous une idée de l'endroit où ils pourraient se cacher ?" Assumant l'identité de son nouvel avatar, un dictateur arabe, de nouveau dans le cadre d'une correspondance, Sacha Baron Cohen défend, en phase avec son époque, la thèse d'un complot sioniste, visant à dominer le monde.

Il précise cette fois : "Femmes, juifs, chrétiens et homosexuels disposent dans mon pays des mêmes droits que leurs concitoyens, soit aucun. Maintenant que j'y pense, il n'existe pas un seul homosexuel à Wadiya. Il est cependant possible d'en repérer plusieurs spécimens en Syrie - je songe bien entendu ici au président Assad et à son coach, Hosni - mais leur vie est devenue impossible suite au refus du gouvernement de légaliser le mariage gay. Je hais l'Occident et Israël qui nous inondent de leur mépris, je pense ici aux dictateurs, la minorité la plus opprimée sur Terre ! La manière dont ces gens essayent de nous anéantir s'appelle un génocide. L'hostilité d'Obama à mon égard me fend d'autant plus le coeur que mon père lui a permis de s'établir aux Etats-Unis quand il était un enfant soldat à la solde de la branche kenyane d'Al-Qaida. Nous, dictateurs, souffrons tellement. Les sanctions économiques nous minent. Ahmadinejad ne peut plus s'offrir de cravate. Assad n'a plus les moyens de s'offrir du papier toilette, il a été contraint de se rabattre sur son tee-shirt. C'était pourtant son préféré, celui où est inscrit : Je déteste New York."

L'anonymat, soit la possibilité d'exister à côté de ses personnages, de les laisser vivre leur vie, sied à Sacha Baron Cohen. Sortir dans la rue sans être reconnu, en prenant la précaution tout de même de mettre une casquette sur la tête, apparaît comme la suprême gratification obtenue dans un star-system inversé, où il n'a plus à subir les avanies de la célébrité.

Récemment, alors qu'il est assis à côté d'un monsieur d'un certain âge dans l'avion, la conversation s'engage. Sacha Baron Cohen raconte à son voisin qu'il est comédien dans la vie et a tenu un rôle dans un film intitulé Borat. Le film rappelle quelque chose à son voisin. Il en a d'ailleurs vu une longue séquence, celle où Borat se met à serrer la main de chaque passager du wagon du métro new-yorkais, suscitant une agressivité patente, transformée en hystérie dès que le journaliste kazakh ouvre sa valise pour en sortir un poulet vivant. "J'incarnais le poulet", assure Cohen en plaisantant. "Absolument pas, répond le vieil homme qui n'a pas saisi le moindre trait d'humour. Vous n'êtes pas un animal. Vous êtes la doublure de Borat." Cohen lui assure pourtant qu'il est bien le Borat "original". Rien à faire. "Mais ça m'allait. J'ai toujours voulu qu'on me prenne pour mes personnages. Jamais pour moi."

NE JAMAIS PRENDRE EN COMPTE LE FACTEUR RISQUE

Sacha Baron Cohen se raisonne parfois. Et en arrive au constat sensé qu'il faudrait cesser d'être un autre. Ce n'est pas qu'une question de survie mentale. Il doit aussi préserver son intégrité physique. Tout simplement : ne pas mourir. Le risque tient à la méthode particulière de son cinéma et à la manière dont il met en scène ses personnages, sous la forme d'un faux documentaire, dont les figurants, célèbres ou inconnus, ignorent qu'ils sont en train de devenir les protagonistes d'un long-métrage.

En une occasion, Sacha Baron Cohen s'est demandé s'il n'allait pas trop loin : confronté à une dominatrice pour les besoins de Brüno. Larry Charles, le metteur en scène du film (et aussi de Borat et de The Dictator) avait offert 1 000 dollars à une professionnelle pour mener à bien sa tâche dans les règles de l'art. Il avait pris soin de préciser que son client était vierge - de coups reçus, s'entend - et méritait une initiation haut de gamme. La dominatrice a redoublé d'efforts et tapé très fort afin de garantir à ce client le plaisir payé très cher. Sacha Baron Cohen est rentré chez lui le soir couvert d'ecchymoses, un pouce cassé, le dos sanguinolent. Ce soir-là, il a voulu tout arrêter. Quand il s'est réveillé le lendemain, il a compris qu'il ne pourrait jamais stopper quoi que ce soit. "J'ai adopté le parti pris que je ne prendrais jamais en compte le facteur risque."

La biographie de Sacha Baron Cohen est simple à établir. Elle ne comporte rien de mystérieux. Se révèle d'une telle banalité que le silence radio instauré par le comique inquiète plus qu'il n'intrigue : il n'y a aucun secret derrière sa porte. Son père est comptable. Sa mère et sa grand-mère professeures d'aérobic. Cette dernière, 97 ans aujourd'hui, enseigne encore cette discipline, à Haïfa, en Israël. Le père de Sacha Baron Cohen exprime le rêve ordinaire de voir son fils adolescent devenir avocat. Il lui montre des films avec Peter Sellers. La vedette de La Panthère rose et La Party de Blake Edwards, devient l'idole de Sacha Baron Cohen, un modèle encore revendiqué aujourd'hui. Outre son génie comique, Peter Sellers avait pour particularité de se démultiplier à l'écran, jusqu'à devenir fou, incarnant par exemple, dans Docteur Folamour de Stanley Kubrick, le président des Etats-Unis, un officier britannique et un savant atomiste allemand. Peter Sellers le disait lui-même : "Je ne suis personne."

A l'université de Cambridge, Sacha Baron Cohen rédige en 1993 un mémoire de maîtrise d'histoire sur le rôle des juifs dans le mouvement des droits civiques. Il défend une thèse complexe ; si l'implication massive de la communauté juive dans ce mouvement est, selon lui, avérée, elle n'est pas le fait des organisations juives, peu actives. En revanche, le pourcentage de juifs parmi les Blancs impliqués dans cette lutte est considérable. Pourtant, toujours selon lui, la communauté noire ne sent pas cette implication. L'intitulé du mémoire de Sacha Baron Cohen, est fascinant : The Black-Jewish Alliance - A Case of mistaken identities (L'Alliance entre juifs et Noirs - Un cas d'erreur d'identités). S'agit-il exclusivement d'un mémoire d'histoire ? Ou du futur art poétique de son auteur qui s'apprête à inaugurer une carrière consistant exclusivement à brouiller son identité ?

UNE TOMBE SANS LA MOINDRE INSCRIPTION

Après le succès de Borat, Cohen subit l'ire de plusieurs organisations juives, perturbées de voir un personnage tenir des propos antisémites. Son père n'arrive plus à prier en paix dans sa synagogue, pris à partie par plusieurs fidèles. Avec Brüno, les organisations homosexuelles poursuivent Cohen. Pour The Dictator, c'est au tour de plusieurs organisations arabes de se plaindre du portrait d'un dirigeant, inspiré de Saddam Hussein et de Kadhafi, et pourtant trop caricatural à leurs yeux.

Le problème ne tient pas aux avatars du comédien, mais à ceux qui le côtoient, les figurants anonymes, devenus l'espace d'une séquence, les vedettes d'un de ses faux documentaires. Quand il chantait, pour les besoins de Borat, à Nashville, dans le Tennessee, l'hymne désormais fameux, Throw down the jews down the well (balançons les juifs dans le puits), Cohen avait été frappé de découvrir une foule apathique, guère dérangée par les paroles, un peu plus peut-être par la musique. Il avait de nouveau chanté la chanson, à Tucson, dans l'Arizona. Là, les locaux appréciaient paroles et musique. Cohen aurait souhaité se faire lyncher. Il est reparti avec une foule en liesse.

Les occasions de se faire lyncher ont été nombreuses. Et pas seulement dans l'Amérique profonde. Mais aussi en se trouvant confronté à des Arabes et à des Juifs. Lorsque, pour les besoins de Brüno, Sacha Baron Cohen s'est mis à la recherche d'un terroriste à interviewer, il a rencontré le candidat idéal en Cisjordanie en la personne d'Ayman Abou Aita, membre de la Brigade des martyrs d'Al-Aqsa, une des organisations terroristes palestiniennes les plus meurtrières, responsable, pour la seule décennie 2000, d'une douzaine d'attentats-suicides, le plus souvent conduits contre des civils.

Sacha Baron Cohen n'avait commis aucune entorse à son personnage, les cheveux lissés, teints en blond, un cheveu sur la langue, un anglais avec un accent allemand tronqué. Brüno pose une première question inepte. Une seconde, encore plus stupide. Puis se permet de donner un conseil à son interlocuteur : "Laissez tomber la barbe les mecs. Votre roi Oussama ressemble à un mage lubrique ou à un Père Noël sans abri." Abou Aita interloqué demande à ce qu'on lui retraduise la remarque. Il tend alors l'oreille vers son interprète : il a bien entendu ce qu'il avait cru entendre. Son visage devient blême puis d'une effrayante dureté. Il met alors son intervieweur dehors. "Sur la base de ce simple épisode, j'en déduis que les terroristes n'ont aucun sens de l'humour", estime Cohen.

Comme pour mieux appuyer sa démonstration, la Brigade des martyrs d'Al-Aqsa a publié un communiqué où elle s'estimait "très contrariée par l'entretien". Dans une interview donnée à l'hebdomadaire américain Time, en juillet 2009, suite à son apparition dans Brüno, Abou Aita assurait n'avoir jamais participé à la moindre opération terroriste, uniquement à des actes de résistance pacifique. Il assurait même, contre toute évidence, ne pas appartenir à la Brigade des martyrs d'Al-Aqsa. Le même Abou Aita réclame désormais 110 millions de dollars de dommages et intérêts à Sacha Baron Cohen.

Ce dernier s'est retrouvé dans une situation encore plus délicate, toujours durant le tournage de Brüno. Habillé en juif pratiquant religieux gay, il se balade dans un quartier de Jérusalem fréquenté exclusivement par des juifs ultra-orthodoxes. A peine a-t-il arpenté cent mètres qu'une meute se précipite sur lui. Il n'a jamais été aussi proche de la fin. Un agent israélien chargé de sa sécurité l'avait prévenu : "S'habiller en juif pratiquant gay est la chose la plus dangereuse qui soit. Il ne faut jamais les énerver. Une fois que tu as déclenché l'émeute, il te reste trente secondes pour disparaître. Sinon, c'est la mort."

Cohen parvient à se réfugier dans les toilettes d'une épicerie. Sa maîtrise parfaite de l'hébreu, évidente dans Borat - la langue vaguement slave parlée par son personnage est bien le langage de la Bible -, de nouveau patente dans The Dictator où il manie un hébreu mâtiné d'un fort accent arabe, lui permet de demander au caissier s'il existe une issue de secours. Il la trouve miraculeusement, fort de cet argument : "Je suis un juif sur le point d'être assassiné par d'autres juifs. Tu dois m'aider."

La mort obsède Sacha Baron Cohen. L'accident fatal fait partie de sa méthode. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, sous l'identité du dictateur Aladeen, Sacha Baron Cohen estime avoir "devant lui, un avenir sans fin". Les 25 médecins qui le suivent jour et nuit lui auraient promis une vie éternelle. Fort de cette immortalité, le comédien se permet d'imaginer sa possible fin. "Je souhaiterais être enterré dans une tombe au milieu du désert sans la moindre inscription." Que pourrait-on écrire, de toute manière, si ce n'est que cet homme ne sait plus comment il s'appelle ?

Samuel Blumenfeld

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