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Nous ne reverrons plus le jasmin - Isabelle Hazan Vollant

Nous ne reverrons plus le jasmin

 

Isabelle Hazan Vollant

A ma grand mère Marcelle, A ma famille, À mes amis … 

Lalou Bokobza était né à Tunis en mai 1881. Il était fils unique, ses parents tenaient une petite boutique de valises et de divers articles de voyage. Le père Bokobza avait pu, grâce à l’arrivée des français, quitter la boutique crasseuse de la hara pour s’installer dans une boutique à peine plus grande mais beaucoup plus lumineuse et propre, rue des tanniers, à l’entrée du ghetto.

En 1882, soit quelques mois après la signature du traité du Bardo, madame Bokobza annonça fièrement à ses voisines et amies, qu’elle ne les accompagnerait plus à la fontaine car des ouvriers avaient installé une salle d’eau dans leur maison. Evidemment, en annonçant fièrement la nouvelle, elle tenait serrée contre sa poitrine, une main de fatma censée la protéger du mauvais œil, que ses voisines, vertes de jalousie, ne manqueraient pas de lui adresser. n cette fin de siècle, Tunis changeait très vite sous l’influence des français. De plus en plus de familles juives, les plus riches d’abord, puis celles de la toute petite bourgeoisie avaient quitté la hara pour s’installer dans les nouveaux quartiers français. Ils échappaient ainsi au joug du bey et à leur ancien ghetto. Les colons français leur promettaient une meilleure situation sociale, la possibilité d’instruire leurs enfants et d’échapper à leur condition de dhimmi. Les Bokobza qui aspiraient à appartenir à cette petite bourgeoisie étaient, comme l’écrasante majorité des juifs, très favorables à l’arrivée des français, qu’ils considéraient comme leurs sauveurs.

La famille Bokobza s’adapta vite à certains changements techniques ainsi début 1882, installèrent- ils une cuisinière à gaz à la place de l’ancestral Kanoun. Par contre ils conservèrent leur mode vestimentaire, madame Bokobza garda son pantalon bouffant et considérait les robes des françaises choquantes avec leur décolleté. Le père Boukobza portait toujours sa shâshiya orné d’un ruban bleu foncé. Ils ne s’adaptèrent jamais complètement à la culture française, ils parlaient le français avec maintes fautes de syntaxe et y mêlaient sans cesse des mots du dialecte judéo arabe. 

Leur fils Lalou qu’ils avaient eu sur le tard, fut, lui, un « vrai petit français » selon l’expression consacrée. Ses parents l’envoyèrent dès sept ans à l’Ecole de l’alliance israélite universelle ou en plus d’apprendre l’hébreu, il suivait le même programme scolaire que les petits français de la métropole. Grâce aux cours de l’instituteur, M Damien, le petit garçon sut rapidement lire et écrire un français parfait. M Damien expliquait à ses élèves que seule l’instruction permettrait aux habitants de Tunisie de mieux vivre. Il leur disait, par exemple, de ne pas faire confiance aux guérisseurs mais de consulter les médecins pour se soigner. M Damien fut un second père pour Lalou.

L’instituteur lui apprit à vénérer les hommes de sciences et lui inculqua le goût de l’étude. Lalou aimait l’étude et passait plusieurs heures chaque soir, à apprendre ses récitations sur la table familiale. Le père et la mère étaient contents que leur fils unique apprenne à lire et à compter, car dans le commerce, disaient-ils, cela peut toujours servir.

Les années passant, Lalou remettait en question les croyances familiales. La degâzza, les jnounes et le mauvais œil étaient des idioties. En France personne ne croyait à de telles superstitions. A 14 ans, Lalou était un adolescent rêveur qui se promettait de grandes choses : étudier, lire, devenir écrivain. A l’école, il excellait en latin, français et histoire. A ces moments là de son adolescence, le soleil avait une luminosité, un éclat sur Tunis que Lalou ne devait plus jamais connaître dans sa vie. Les étés étaient chauds et éclatants, les couleurs étaient plus brillantes que jamais.

Lalou avait des envolées lyriques, des joies qui le transportaient. Il se sentait promis à de grandes choses : apprendre aux jeunes à aimer les livres, combattre les injustices sociales par sa plume. Tous les lieux communs, les idées reçues sur la littérature se mêlaient dans sa tête, résultat de ses lectures faites au hasard et jusque tard dans la nuit dans l’appartement familial. Il avait décidé de son avenir : il serait instituteur comme M Damien.

Mais après l’obtention de son certificat d’études en 1907, son père et sa mère lui annoncèrent qu’il était hors de question qu’il continua ses études au lycée comme il le souhaitait. Il en savait déjà suffisamment, toute cette éducation, toutes ces lectures lui était montées à la tête le rendant pâle et maigre. Il se devait de tenir le magasin de valises de son père. Ils ne l’enverraient jamais au lycée pour gagner un misérable salaire d’instituteur, cette éducation prolongée jusqu’à 14 ans était bien suffisante. La vraie raison était que ses parents commençaient à se méfier de ce fils qui leur tenait tête ouvertement, n’avait pas peur des jnounes, des chouettes qui annoncent la mort des nouveaux nés et que Lalou trainait les pieds pour accompagner son père à la vieille synagogue du ghetto le vendredi soir.

De plus, la situation financière de ses parents n’était pas aussi brillante qu’ils l’auraient voulue. alou fut effondré devant cet ordre parental, il pensa même s’enfuir à Paris pour continuer ses études. Il allait se retrouver dans cette boutique étroite et crasseuse qu’il détestait, à discuter d’idioties avec des ignorants. Mais il n’avait pas d’autre choix et il obéit à ses parents. La mort dans l’âme, il reprit le commerce paternel. Son père et sa mère cohabitaient avec lui comme c’était encore la coutume à l’époque et vivaient dans une petite pièce à côté de la boutique, ils passaient leur temps à boire du thé à la menthe, à fumer le narguilé et à manger des pâtisseries qu’ils partageaient avec leurs amis.

Ah ! Ils avaient bien mérité leur retraite après toutes ses années de dur labeur ! Lalou, les deux premières années de sa vie de commerçant eut des angoisses, des palpitations, des étourdissements, conséquences des rêves qu’il enfouissait dans sa poitrine. Sa mère le forçait à prendre des sucres avec de l’eau de fleur d’oranger pour soigner ses angoisses. Plus que tout, il en voulait à sa mère qui pensait que son fils avait quelque maladie organique. Une maladie du corps alors qu’il se trouvait condamné à faire un métier qu’il détestait pour le reste de sa vie !

Ses parents ne pouvaient comprendre quels rêves mystérieux emplissaient l’âme et l’esprit de l‘adolescent. Leur esprit n’avait jamais dépassé les murs étroits de leur magasin, et leur âme ceux de la vieille synagogue de la hara dans laquelle un vieux rabbin ânonnait d’une voix monocorde la paracha de la semaine. Dans leur tête c’étaient les idées communes qui défilaient : croyances, superstitions nageaient dans leur esprit comme l’eau coulait vers les égouts que les français venaient d’installer dans la ville. Or une vie contraire aux aspirations d’une âme sensible, crée de façon sûre et efficace des crises d’angoisses, des migraines, des nausées. Comment ses parents qui mâchaient et remâchaient le quotidien, à la façon dont les vaches broutent l’herbe, auraient- ils pu comprendre quelque chose à la nature de leur fils ? Les années passèrent et petit à petit Lalou s’adapta au métier.

A dix sept ans, il s’inventa un personnage : il se forçait à se tenir droit, s’acheta un petit lorgnon, pour disait- il mieux voir, mais surtout pour se donner une certaine contenance.

Dans le quartier arabe, il acheta un narguilé qu’il remplit d’opium pour calmer ses angoisses. Dans son métier, il servait les clients, le dos droit et le regard froid. Il tirait les valises d’un coup sec et adroit démontrant aux clients la qualité de l’article d’un geste sûr de la paume. Il excellait surtout à vendre des sacs aux dames. Il affola son père par sa façon de vendre parfois jusqu’au double du prix réel. Mais si je vous assure madame, ce sac est du dernier cri à Paris, il est copié sur une gravure de la mode parisienne.

Comment vous n’oserez pas porter du rouge mais c’est une couleur magnifique. Et il affolait la cliente, la poussait à acheter. Peu à peu, il se décida à prendre une revanche : ses parents l’avait condamné à abandonner les belles lettres, une carrière de professeur ou d’écrivain pour être un boutiquier et bien il allait être meilleur commerçant qu’eux. Il nettoya de fond en comble le magasin, acheta des étagères en bois clair et installa des miroirs dans les angles pour donner un effet d’optique qui agrandissait le magasin. Il changea le type d’objets vendus, moins de grosses valises familiales pour plus de sacoches d’affaires et de sacs féminins.

Au bout de trois ans, il vendait également des gants pour femmes, en cuir de chevreau, et de la petite bijouterie en s’inspirant de la revue la mode parisienne. La clientèle changea : la boutique devint prisée par la bourgeoisie juive tunisienne et par les colons français. A une cliente qui venait pour acheter un sac à main, il arrivait toujours à vendre un collier de petites perles ou des gants de dentelles. Le jeune homme mit son ambition au service des articles de cartons et de cuir qu’il vendait. Il se vengeait ainsi de ses parents montrant à son père qu’il avait mieux réussi que lui. Bientôt il put agrandir le magasin et eut deux employés, un catholique et un juif, qui se chargeaient des livraisons et du ménage. Au même âge, il commença à fréquenter les bordels de la Hara. Beau garçon, il plaisait et souvent ne payait presque rien. Bref, il fréquentait « à l’œil ».

Malgré sa réussite, que de nombreux commerçants de son âge lui enviaient, Lalou perdait contenance lorsqu’ils recevaient des hommes de lettres, des jeunes filles instruites qui avaient été au lycée. Il devenait alors servile, obséquieux par honte. Il voyait en eux ce qu’il aurait rêvé d’être et le gâchis de sa jeunesse lui revenait par bouffées glaciales. En plein milieu de la nuit, des angoisses le réveillaient, le corps en sueur, les draps trempés, il ne savait comment soulager sa souffrance. Alors seules les bouffés d’opium de son narguilé pouvaient le calmer et lui permettre de retrouver le sommeil.  

A 23 ans, pressé par sa mère qui s’inquiétait de ses mauvaises fréquentations, entendons le bordel de la hara, il eut recours aux services de la samsara. Il enrageait de devoir compter sur une vieille femme pour rencontrer des jeunes filles. ! Mais voilà les jeunes filles comme il faut à Tunis, n’étaient pas comme les françaises des romans on ne pouvait pas les emmener au cinéma ou au café sans être présenté par la samsara.

Aussi accepta –t- il de rencontrer la fille d’un petit commerçant assez fortuné Sarah Fitoussi. La jeune fille allait avoir 18 ans et n’était toujours pas fiancée. La samsara vanta comme il se doit à la famille Bokobza les qualités de la jeune fille : elle était sérieuse, jamais elle ne regardait les hommes, elle faisait le ménage, la cuisine comme pas deux. Elle faisait le plus délicieux couscous aux épinards, et des beignets au miel magnifiques. Avec tout cela elle était économe. Sans être jolie, elle avait du charme et de beaux cheveux noirs.

Madame Bokobza n’aurait jamais accepté une bru jolie, être jolie apporte le mauvais œil et crée toujours des complications dans un couple. Sarah avait fréquenté l’Ecole de l’Alliance israélite jusqu’au certificat élémentaire, ce que Madame Bokobza considérait comme une sottise dans l’éducation d’une fille mais elle savait que son fils refuserait d épouser une fille qui ne parla pas un français parfait. 

http://www.lejasmin.eu/roman2bis.pdf

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