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L'arrivée des Tunes à Paris


   

Nouvelle

par Dr. Reuven (Roger) Cohen Ph.D. Historien

 

Je faisais mes études à l'Université de Toulouse.

Mes parents vivaient encore à Tunis. Je dis encore, car à la fin de cette même année, ils avaient tout vendu (il faudrait dire brader), et quittaient la Tunisie pour la France.

"Suzy, m'avaient-ils dit, deux ans auparavant, puisque l'Institut des Hautes Etudes de Tunis n'a plus rien à t'offrir, inscris toi donc à l'Université de Toulouse. Tu y prépareras ta maîtrise de philo, et tu connaîtras un autre milieu. Nous avons à Toulouse, comme tu le sais, des amis, les Boublil. Ils habitent un grand appartement au centre ville, non loin du Capitole. Nous allons prendre contact avec eux, afin qu'ils t'aident dans tes premiers pas."

 

J'avais accepté avec joie, car la plupart de mes amis avaient quitté l'Institut pour les universités françaises, et je me sentais de plus en plus seule. Tunis commençait à se "dessécher", à perdre son brio et l'Institut à se vider.

Nous étions en 1958. Cela faisait deux ans que la Tunisie avait acquis son Indépendance, et il semblait que les promesses de son Gouvernement aux Français étaient loin de les satisfaire. De plus en plus de familles de nationalité française, d'origine juive ou autre, bradaient leurs biens et demandaient au Gouvernement français de les inclure dans la catégorie des "rapatriés".

"Suzy, ma chérie, avait chuchoté ma mère à mon oreille au pied de la passerelle du bateau, en retenant ses larmes, si la situation ne s'améliore pas, nous te rejoindrons à Toulouse, la "Ville Rose" au parfum de violettes. Tu verras, ma chérie, avait elle ajouté en m'étreignant à m'étouffer, Toulouse est une belle ville, souriante et accueillante, bien plus agréable que Paris, où tous les Tunes se bousculent."

Deux ans plus tard ils m'annonçaient qu'ils arriveraient le mardi vingt décembre à Marseille, qu'ils me demandaient de les attendre au port, et qu'ils avaient décidé de s'installer à Paris, "Où il est plus facile, me dit mon père au téléphone, de monter une affaire comme celle que nous laissons à Tunis".

 

Je n'avais pas encore terminé ma maîtrise, mais j'avais appris énormément de choses sur la vie, en particulier à me débrouiller toute seule et à m'ouvrir à des idées qui m'étaient étrangères jusqu'alors. Mais ce qui m'enchantait le plus, c'était encore ces petits cafés conviviaux d'étudiants, où nous refaisions le monde. Il n'y avait rien de semblable à Tunis, surtout après l'Indépendance où toute discussion idéologique avait disparu autour des tables et où tout devenait suspect aux polices d'Etat.

Je dus donc faire le nécessaire afin que je puisse continuer ma thèse à Paris. Mais il s'avéra rapidement que la chose était impossible, à moins de perdre le semestre que j'avais commencé. D'un commun accord avec mes parents, nous avons décidé que je ne ferai que les accompagner à Paris pendant les vacances de Noël et du Nouvel An, et qu'à la fin de l'année universitaire, je les rejoindrai définitivement à Paris.

Ils s'étaient bien préparés à leur départ et n'avaient nullement besoin de mon aide financière. Ils s'étaient organisés, par l'intermédiaire de mon oncle, quant à la maison et au local qui devait abriter "l'affaire" que mon père projetait de monter. Son frère s'était installé à Paris, dès 1954, lorsque les fellaghas et la "Main Rouge" avaient commencé à faire régner la peur sur les routes et dans les rues des villes de Tunisie.

Cette décision, qui me fut imposée par les méandres de la bureaucratie universitaire, changea du tout au tout, ma façon de comprendre notre départ de Tunisie. Notre départ ? Il faudrait plutôt dire "notre fuite" de Tunisie.

Ce concept que je viens d'avancer et qui est lourd de conséquences, quant à notre façon de comprendre la réalité des choses, Joseph me l'a fait découvrir.

Et moi, qui me targuais de pratique philosophique, cette discipline qui, depuis Socrate soutient qu'il faut analyser et définir clairement tout concept afin qu'il décrive d'une manière exacte la réalité, je me servais en fait d'un concept erroné pour décrire le drame qui bouleversa mes parents et toute une communauté.

 

J'avais voyagé de nuit et arrivai à Marseille au petit matin, sous une pluie drue de décembre.

La gare Saint Charles ne s'était pas encore réveillée, et le café chaud accompagné de croissants fumants que j'avalais eut vite fait d'effacer la tristesse qui émanait de son hall.  Ici, tout était froid, sans couleurs, étranger, presque inhumain, et sentait le refus de l'autre.

Je m'étais enveloppée dans le châle de laine aux couleurs chaudes que j'avais acheté dans les souks de Tunis avant mon départ, et lisais un quotidien marseillais, quand un jeune homme s'approcha de moi et me demanda s'il pouvait s'asseoir à ma table qui était proche du radiateur. Je fis un signe affirmatif de la tête, et continuais à lire.

"Vous êtes tunisienne, mademoiselle, me dit-il, au bout d'un instant".

Devant mon regard interrogateur, il répondit "C'est votre châle. Je sais reconnaître un tissage artisanal exécuté des mains d'un artisan tunisien.

On ne peut se tromper, les couleurs, l'exactitude de la trame, la qualité de la laine, le démontrent clairement".   

"Et vous-même, lui répondis-je, comme ces sophistes passés maîtres dans l'art  de répondre à une question par une question ?".

 "Je suis Tunisien moi aussi, mademoiselle, Tunisien aux profondes racines, comme le sont les vieux oliviers du Sahel".

"Et votre nom, ajoutai-je?"

"Joseph Berdah, répondit-il".

Comme je fronçais les sourcils, il sourit et ajouta "Je sais ce qui vous étonne. Vous vous attendiez à entendre un nom Tunisien arabe, et vous recevez un nom Tunisien juif. Et cela parce que je vous ai dit que mes racines sont aussi profondes que celles des vieux oliviers du Sahel, ce qui est vrai, mademoiselle.

C'est vrai, puisque mes ancêtres se sont installés en Tunisie au premier siècle avant J.C, alors qu'un grand nombre des ancêtres des Tunisiens arabes s'y sont installés, ou se sont convertis à l'islam, vers le septième siècle après J.C, lors de la conquête islamique de la Tunisie." 

 

Je restais bouche bée devant son assurance et me présentai "Suzy Chemla. Je n'ai aucune idée de ce que vous me racontez là, Joseph, car pour moi les Arabes tunisiens sont des autochtones, tandis que les Juifs tunisiens sont des immigrés".

"Cela, parce que vous acceptez ce que l'ont vous transmet dans la rue, ou dans la presse comme vrai, sans approfondir la chose. C'est ainsi que naissent les clichés, les idées fausses et les rumeurs, s'exclama-t-il ! La vérité est toute autre, Suzy. Ce que l'on vous transmet joue au service de  certains groupes politiques, comme par exemple, les nationalistes tunisiens musulmans et chauvins, qui veulent créer un état national à domination purement arabe et musulmane.

C'est vrai que Bourguiba pense autrement, mais sur ce point, il n'y pourra rien.

Mais que faites vous à la gare Saint Charles, si tôt le matin?  Je suppose que vous attendez le train pour Paris ? Je m'y rends moi-même puisque j'y travaille. Me ferez vous la grâce de me permettre de vous tenir compagnie pendant le voyage ?"  

Je lui dis que je devais me rendre au port pour recevoir mes parents qui quittaient la Tunisie pour s'installer à Paris.

"Vous voulez dire, qu'ils "fuient" la Tunisie, non qu'ils "quittent" la Tunisie, ce qui n'est pas la même chose, me dit-il. Il est bon de s'efforcer de décrire la réalité comme il faut, Suzy. Techniquement ils l'ont "quittée", puisqu'ils n'y sont plus, mais humainement, politiquement et historiquement, ils l'ont "fui", puisqu'ils ne voulaient pas le faire, et qu'ils l'ont fait contre leur gré, comme je l'ai fait moi-même, puisqu'on ne voulait plus de moi dans le domaine du tissage artisanal.  Peu importe les raisons qui n'ont laissé à vos parents d'autres choix que "la fuite". Le fait est là. Les miens l'ont fait aussi il y a deux ans et se sont installés à Marseille, pour le soleil. Je viens de leur rendre visite. Ils sont bien installés, mais amers. "

Il m'intéressait et je m'apprêtais à développer cette conversation, lorsqu'on annonça que le Rapide pour Paris partait dans cinq minutes et que les voyageurs étaient priés de monter en voitures. Il tira de son portefeuille sa carte de visite et me la tendit, tandis que je lui griffonnais sur un morceau de mon journal mon nom, mon adresse et mon numéro de téléphone à Toulouse. Il y jeta un coup d'œil et me dit "Au revoir, mademoiselle Suzy Chémla de Toulouse, j'espère qu'à Paris vous prendrez contact avec moi. J'aurais grand plaisir à vous revoir à votre arrivée dans la ville lumière, ". Et il disparut dans la foule.

Je pris connaissance de sa carte de visite et lus Joseph Berdah, Ingénieur Tisserand, Manufacture Nationale des Gobelins. Suivaient son adresse et son numéro de téléphone.  

 

Je retrouvais mes parents et mon jeune frère en fin de matinée.

Le débarquement traînait en longueur à cause de la lenteur de la vérification des passeports. Je les serrai enfin dans mes bras. Je les avais quittés après les vacances d'été que j'avais passées en Tunisie. Rien alors dans leur attitude n'annonçait qu'ils s'apprêtaient à quitter la Tunisie, "à fuir" la Tunisie, me dis-je, en pensant à "la distinction" qu'avait établie Joseph ce matin. Ils me paraissaient tristes, amaigris, silencieux. Je leur demandai la cause de ce changement et ma mère pour toute réponse éclata en sanglots.

"Arrête, Berthe, lui dit mon père, tu inquiètes ta fille. Tu verras tout ira bien. Fais moi confiance. Et puis tu vas retrouver ta sœur et tes amies."

"Oui mais le soleil, sanglota-t-elle, nous sommes partis en laissant un ciel bleu et le soleil, et nous trouvons la pluie et la bise ! Mon Dieu, comme c'est triste !"

Je la serrais dans mes bras et essayais de la consoler, mais elle sanglotait de plus belle à chacune de mes paroles, et entre ses hoquets, elle laissait échapper des mots en Judéo Tunisien, que je ne parvenais pas à discerner.

Au bout de quelques minutes, elle se reprit.

"Ça y est, nous dit-elle, c'est fini. Où est le taxi qui doit nous amener à la gare. Gilbert, s'adressa-t-elle à mon frère, va aider ton père, pour les valises. Toutes nos affaires sont depuis hier sur la Petite Vitesse et arriveront à Paris avant nous, me dit-elle en souriant enfin. Ton père, avant-hier encore, s'en est assuré. Il est très fort dans ce domaine, Dieu le bénisse ! "

Je retrouvai ma mère, directe, efficace comme toujours. Mais triste cependant. De cette tristesse qui ressemble aux lourds nuages des longues pluies d'hiver du nord de la France.         

 

Nous n'arrivâmes à Paris qu'en début de soirée.

A la sortie de la gare de Lyon, je fus éblouie, frappée par les lumières. C'était grandiose ! Tout était illuminé et décoré pour Noël et le Nouvel an. Et malgré le froid qui régnait, on sentait comme une chaleur qui émanait de ce luxe foisonnant de couleurs et de lumières. C'était Paris, La Ville Lumière. Je la découvrais pour la première fois.

Mon oncle Jojo, le frère de mon père et ma tante Huguette, la sœur de ma mère, nous attendaient près des taxis. Après les effusions de joie, ils nous annoncèrent qu'il n'était pas question, pour nous, de loger à l'hôtel, et s'étaient arrangés pour nous loger chez eux, jusqu'à ce que notre maison soit aménagée.

"T'inquiète pas Berthe, ajouta mon oncle, j'ai tout arrangé, demain tu viendras vérifier les dernières retouches et tu pourras donner toi-même les directives aux ouvriers".

"Ah oui, ajouta ma tante, tu as une belle maison, ma chérie, pour ça on peut dire que Jojo est un as! Je viendrais t'aider, j'ai pris pour cela un congé de la pharmacie où je travaille."

Remerciements et bénédictions pleuvaient autour de moi, selon la coutume, quand mon jeune frère coupa court à tout ce rite en déclarant à haute voix "J'ai faim !"

Ma tante l'embrassa et nous dit que toute la famille nous attendait chez elle, où elle avait préparé un festin de retrouvailles, et ajouta en judéo tunisien les bénédictions         d'usage où il était question aussi de vœux que je trouve un gentil mari, "Pour très bientôt, Suzy ma chérie, me dit-elle, en m'embrassant".

Je lui dis que nous ne sommes plus à Tunis, mais elle repoussa ma remarque. "Et alors, me répondit-elle en riant, tu crois que nous sommes devenus Bourguignons !"

Tout le monde éclata de rire à cette plaisanterie, sauf moi. J'avoue que je n'en saisissais pas le sens.

 

Cependant, ces dix jours que je passais à Paris, proche de la communauté des Tunes qui s'y étaient installés - qui, il y avait six ans, qui trois, qui, l'année dernière - me révéla rapidement le sens de cette plaisanterie.

Les Tunes avaient reconstitué à Paris les liens de solidarité qui les unissaient à Tunis. Je fus étonnée du fait que leurs usages n'avaient point changé. A l'extérieur de leur famille et du cercle de leurs vieilles connaissances, ils se conduisaient d'après les normes et les manières en usage en France. A l'intérieur, selon celles qui étaient en usage "chez eux, à Tunis".

Point de tiraillement psychologique. Point de déchirement du à un problème d'identité double. Tout cela se déroulait en douceur et s'était organisé d'après le vieil adage biblique : "Un temps et une place pour chaque chose". Bon enfant et sûr de lui-même, aucun complexe d'infériorité par rapport à la majorité française de vieille souche qui l'avait accueilli en son sein, ne minait le Tune. Comme en Tunisie, sa souplesse et son courage l'avaient aidé à se mêler à la majorité, à se fondre à ses rythmes, sans pour autant rejeter ses propres usages communautaires. Les gestes de solidarité qui s'étaient développés à Paris y étaient même plus poussés que ceux pratiqués à Tunis. L'explication à ce phénomène est claire : "il fallait assurer". Il fallait assumer cette responsabilité diffuse et acceptée de tout cœur. Celle, par exemple, qu'une grande partie de ces Tunes n'avait aucun point de chute en arrivant à Paris. On m'a rapporté des dizaines de ces gestes, insistant sur les détails, comme on rapporte à la jeunesse, pour sa gouverne, les hauts faits glorieux de son ethnie.

Comme cette histoire de ce jeune Tune qui avait loué à son arrivée une chambre, un genre de studio, dans un de ces vieux immeubles de la Rue Vielle  du Temple. Au bout de quelques mois, s'étant bien débrouillé en affaires, il était passé dans un petit appartement plus cossu, mais avait gardé le vieux studio. Il en payait régulièrement la location et le prêtait aux Tunes qui arrivaient à Paris et n'avaient pas où loger, et ce, pendant deux ou trois semaines, le temps qu'ils s'arrangent. Il le passait alors à un autre Tune en difficulté, selon la même méthode et pour un temps déterminé.

 

Nous parlions de tout cela autour de la table du festin qu'avait préparé ma tante  Huguette.

J'apprenais sur les Tunes, en une soirée, plus que je n'avais appris pendant toute mon adolescence à Tunis. Tonton Jojo était le plus versé en la matière. Il était avocat et avait toujours été très actif au sein de la communauté à Tunis. Il continuait de l'être à Paris où il était arrivé, voila plus de cinq ans, plus exactement lors de la fameuse année des pourparlers entre le Gouvernement Français et le gouvernement Tunisien du Bey, année qui avait été aussi l'année de la violence en Tunisie. Ses explications étaient claires et très fournies. Il pouvait répondre à toutes les questions sur le sujet. Sa femme, qui n'était pas Juive, avait décidé de se convertir au Judaïsme, sous les encouragements de feu ma grand-mère paternelle, Mamie Tita. Tonton Jojo s'y était opposé par idéologie libérale. Mais rien n'y fit. Je crois que malgré sa gentillesse, qui l'avait de suite faite adoptée par la famille, elle avait compris qu'elle serait toujours une étrangère lors du Kiddouch du Shabbat, si elle y renonçait. Ils s'efforçaient voila plus de cinq ans d'avoir un enfant, mais en vain. Ils avaient même essayé les "remèdes" de grands-mères, sans aucun résultat. Je l'aimais bien, elle avait une attitude "noble" et un avis toujours équilibré sur la plupart des sujets. Ma tante Huguette prenait très souvent conseil auprès d'elle.   

L'oncle Alfred, lui, tout le long de la conversation, hochait la tête et parlait très peu. Tata Huguette, sa femme, parlait pour deux. Arrivés à Paris au début de l'année 1958, un peu plus de trois ans après l'oncle Jojo, ils avaient "galéré" pendant plus d'une année. Ma tante avait trouvé un poste d'aide laborantine dans une pharmacie du XVème. Ils habitaient alors avec leurs deux enfants un petit "deux pièces" insalubre à Montmartre. Il fallait plus d'une heure à ma tante pour se rendre à son travail. Il en souffrait plus qu'elle. Puis son esprit des affaires le sortit de cette passe, et leur situation s'améliora très vite. Ils louèrent un vaste appartement neuf à deux pas de la pharmacie où ma tante travaillait. Il lui avait demandé de cesser de travailler. Mais elle avait refusé."A Paris, lui répondit-elle, les femmes travaillent".

 

Au cours de la conversation agréable qui se déroulait, je jetai soudain un froid en posant la question qui me triturait depuis le début de la soirée. Je revenais à ce que m'avait insufflé Joseph.

"Je me demande, et je suis certaine que vous pouvez me renseigner, si vous avez quitté la Tunisie de votre gré ou si vous l'avez fuie".

"Suzy, me fit remarquer ma mère, on ne pose pas des questions pareilles un soir de retrouvailles et de fête !"

"Mais pourquoi, maman, c'est à mon avis la question cardinale qu'il faut poser ! Comment expliquez vous ce rejet de l'Etat tunisien de la communauté juive qui elle n'a fait que du bien à la Tunisie ?"

Je vis le sourire plein d'assurance de Joseph dans le hall de la gare Saint Charles et je m'enhardis.

"La communauté Juive s'est installée en Tunisie avant la communauté française, italienne, ou maltaise, et je dirai même avant la conquête arabe au 7ème siècle, ajoutai-je en pensant aux dires de Joseph ! C'est une communauté qui peut-être considérée, historiquement parlant, comme une communauté autochtone ! Alors pourquoi ce rejet, pourquoi cette fuite ?"

Je remarquais le sourire satisfait de mon père. Il était fier de sa fille.

"Dieu bénisse, dit ma tante Huguette, on a une vraie philosophe dans la famille ! Et elle sait parler. Jojo, tu devrais la placer dans la direction de la communauté, mais à un poste élevé, hein, pas de blagues !"

Nous nous mimes tous à rire de sa réflexion et la bonne humeur aidant, mon oncle, d'une manière élégante, promit de réfléchir à la question et d'y répondre la prochaine fois. Je reconnus là un des traits de caractère du Tune. Le Tune n'aime pas créer autour de lui la discorde, la polémique. Son regard est porté vers l'avenir, non vers le passé. La plupart des Tunes, en arrivant à Paris, avaient déjà oublié l'affront que leur avaient fait "leurs amis Tunisiens".

"A quoi ça sert de garder rancune, ma fille, réagissait ma mère, lorsque je lui racontais que je m'étais fâchée - 'fâchée à mort lui disais-je' - avec une camarade de classe. Il faut oublier !"

 

Le lendemain, Gladys, la fille de ma tante Huguette et de mon oncle Alfred, chez qui mon frère et moi avions dormi, nous entraîna dans sa petite deux chevaux, faire un tour à Paris et visiter les Grands Magasins. Elle était en seconde année à la Sorbonne où elle avait décidé d'étudier les langues sémites. Elle aidait son père dans la comptabilité où elle était très douée, ayant fait sa secondaire en section commerciale. Pour son aide, son père la payait bien et elle savait profiter de ses sous. Son père et sa mère avaient bien essayé de la persuader de rentrer dans une Ecole de Commerce, mais elle s'entêta et leur dit qu'elle voulait connaître les sources du Judaïsme dans leurs langues.

La ballade qu'elle nous fit nous enchanta. Tout était beau à Paris. Grandiose, luxuriant. Tout était décoré avec goût, attirant, intéressant.

Les vitrines des magasins étaient de véritables tableaux de peintres qui décrivaient des scènes du quotidien pour riches. Rien à comparer avec Toulouse, sans parler de Tunis. Devant moi s'étalait un monde nouveau, plus gai, plus ouvert, plus accueillant, un monde qui ne connaissait ni austérité, ni ascétisme. C'était un monde qui invitait le promeneur à jouir de la vie et à acheter. Je crois que le jeune Juif y était plus heureux qu'à Tunis.

D'ailleurs Gladys me l'expliqua avec beaucoup d'insistance.

 

"La Tunisie c'était pour les vieux me dit-elle, maison, boulot, télé. Nous les jeunes, c'est études, si possible, bon boulot, et surtout soirées ! Eux ne pensent qu'à nous marier, et nous qu'à nous amuser. Eux à s'enrichir en économisant, et nous à dépenser en gagnant bien notre vie. Paris est faite pour les jeunes.

C'est pour mieux vivre et jouir de plus de plaisirs encore, que les jeunes se débrouillent si bien dans les affaires. La plupart ont abandonné leurs études, en arrivant à Paris, par nécessité. Ils devaient aider leurs parents à subvenir aux besoins de la famille. Puis, leur esprit des affaires, leur sens de l'initiative et leur perception des sources économiques non exploitées les ont poussés de l'avant. Aujourd'hui, comme on dit chez nous, "ça va pour eux!"

Ce qu'il faut comprendre c'est que leur ambition dans les affaires est directement liée à ce qu'ils attendent comme plaisirs de la richesse. Ils ont pris le goût de bien vivre. Regarde autour de nous, ils sont bien habillés, souriants, blagueurs, détendus".

Elle nous avait emmenés déjeuner dans un café à la mode où elle connaissait plusieurs jeunes Juifs qui lui faisaient signe amicalement. Deux d'entre eux s'approchèrent de notre table pour faire ma connaissance et nous inviter à la leur. Gladys les repoussa en riant et leur dit que nous désirions rester entre nous. Gilbert, qui approchait de ses seize ans, était aux anges. "Ah, oui, dit-il, je vois que je vais bien m'amuser à Paris!"

"Tu sais, ajouta-t-elle, je n'ai pas voulu me mêler à la conversation, hier soir, et répondre à ta question, car j'aurai fâché mon père en disant ce que je pense. Lui, il vit encore sous l'affront que lui ont fait les Tunisiens, qu'il considérait comme ses amis, en le "forçant à fuir". Car tu as bien raison, c'est de cela qu'il s'agit. Il n'y a pas eu violence, certes, du moins à cette époque, car dans le passé mon père m'a raconté qu'il y a eu des pogromes en Tunisie contre les Juifs.

En fait, ils nous ont mis à la porte de chez nous, sans honte aucune, en créant une série de conditions objectives et légales, que les Juifs ne pouvaient accepter sous peine de perdre leur identité. Mais ce qui lui fit le plus de peine, c'est que les Tunisiens arabes, avec qui il entretenait d'excellentes relations, s'identifiaient totalement avec les lois édictées par le gouvernement. Ils ne pensaient même pas à le réconforter, à lui tendre amicalement la main, face à sa grande déception de devoir partir. Il y eu même ceux qui lui reprochèrent de refuser de respecter les nouvelles lois de son pays, la Tunisie. Point de considération pour ses coutumes communautaires, pour sa foi. Lorsqu'il leur demandait quelle aurait été leur attitude si le Protectorat avait agi de la même manière avec eux, ils répondaient, évasifs, que la situation était autre.

Depuis, mon père si volubile et blagueur, c'est ainsi qu'il avait conquis son cœur, me racontait ma mère, est devenu silencieux et grave. Il n'a pas su se relever de cet affront.

Moi, je crois que les Tunisiens nous ont fait une faveur! Je crois que le Bon Dieu, qui aime son peuple, nous a fait passer en France, pour améliorer notre condition, notre statut, et nous permettre de vivre mieux."

 

Trois jours plus tard, nous intégrâmes notre nouvelle maison. Un vaste appartement, dans un nouvel immeuble, bien clair, bien aéré, comme aimait ma mère. Il était situé non loin de celui de ma tante Huguette, rue de la Convention, dans le XVème.

Gilbert et moi, aidés de Gladys et de sa jeune sœur Michèle, avions mis sérieusement la main à la pâte pour ranger nos chambres, effectuer les achats nécessaires à leur aménagement, fourrer dans la cave de l'immeuble toutes les vieilleries auxquelles ma mère était attachée et qui étaient d'un autre âge, d'un autre milieu, d'une vie dont nous nous étions détachés à jamais. Gladys me dit que j'avais de la chance que mon père ait fait passer à temps opportun une partie de sa fortune à Paris, grâce à l'aide de notre oncle Jojo, ce qui nous permettait de commencer notre vie à Paris d'un bon pied. Elle me raconta combien eux avaient peiné à leur arrivée à Paris, et combien elle avait été jalouse de ses camarades de classe qui portaient de beaux vêtements et avaient des livres et des cartables tout neufs.

"Oui, mais tout cela c'est du passé, me dit-elle, et ces souvenirs ne me font qu'apprécier plus encore le présent". 

 

Le temps de retourner à Toulouse s'approchait.

Je n'en avais plus envie.

Paris m'avait conquise, et le plaisir de revoir toute la famille qui ne nous quittait pas, nous aidant à régler tout problème, avait créé en moi, un sentiment de sécurité autre que celui qui me soutenait à Toulouse. Il s'agissait là d'une sorte de sécurité diffuse, qui ne nécessitait aucun effort pour l'acquérir.

Je compris alors ce qu'entendaient mes oncles et mes tantes, lors de notre conversation du premier soir, lorsqu'ils louaient les aides matérielles, le plus souvent minimes, que leur apportaient leurs connaissances à leur arrivée à Paris. Il s'agissait souvent plus d'une preuve de soutien moral qu'autre chose, d'une présence, d'une assurance que s'ils trébuchaient, quelqu'un de proche les aiderait à se relever.  

 

Une fois installée dans ma chambre, une fois que j'eus pris le "pli" de notre nouvelle maison, de ses habitudes, une fois que le quartier et ses commerçants ne me furent plus étrangers, je décidai de téléphoner à Joseph.

Toute une semaine était passée depuis notre rencontre, et sa voix exprima une surprise et une joie à laquelle je ne m'attendais pas. Il s'empressa de m'inviter le soir même dans un restaurant des Champs.

"La loi du 27 septembre 1957, qui rendit le Code du Statut personnel applicable aux Tunisiens israélites et la suppression du Tribunal rabbinique, c'est ce qui a du décider vos parents à "fuir " la Tunisie, Suzy, me dit Joseph. Le fait que, comme vous me le racontez, votre cousine Gladys est très sensible à l'affront qu'a ressenti son père, affront qui n'a été lavé par aucune réaction communautaire organisée, est très compréhensible. Votre oncle rumine sa douleur face à ce silence, et il est grand temps, à mon avis, que nous définissions les choses clairement, car plus de cinq ans après le début de la fuite de toute une communauté de son chez soi, il est serait honnête de crier cette injustice à haute voix et au grand jour !

Si on ajoute, à ce que nous avons souligné, l'arabisation rampante de l'Etat, et plus tard des administrations, puis la discrimination des Juifs dans l'accession ou la promotion dans la fonction publique, on aura compris que les Tunisiens ne voulaient plus des Juifs parmi eux. Je dis "parmi eux" et non "chez eux", car les Juifs, en vigueur du droit de la terre et du droit du sang, étaient aussi bien "chez eux", en Tunisie, qu'eux-mêmes. La seule distinction qui les séparait était la religion. Cela en dit long sur cette République qui se veut laïque et libérale, mais qui en fait est basée sur la religion islamique.

La constitution, qui fut adoptée par l'Assemblée Nationale Constituante, et qui entra en vigueur à partir du 1èr Juin 1959, a affirmé le caractère islamique du nouvel Etat. Il y est dit, d'une manière qu'on ne peut plus claire, dans l'Article Premier, que l'islam est la religion de cet Etat, et l'arabe sa langue. Que dirions nous de la France, si la Constitution de la France dans son Article Premier déclarait que la religion de la République française est le christianisme !

De plus, il faut rappeler que furent dissous le Conseil de la Communauté israélite de Tunis ainsi que les diverses caisses de bienfaisance et de secours israélite sur tout le territoire de la République Tunisienne. Ces institutions centenaires qui assuraient une vie communautaire plausible, et qui ne dérangeaient en fait en rien l'autorité et l'indépendance du nouvel Etat, furent balayées comme si il ne s'agissait que d'un détail sans importance, sans prendre conseil auprès des citoyens Juifs, et respecter leurs sentiments !"

 

Nous parlions à bâtons rompus du tort qui avait été fait à notre communauté et dont ma famille représentait la palette des réactions à ces injustices qui nous avaient été faites, quand Joseph me dit : "J'aimerai bien connaître votre famille. Je sens que c'est une famille qui sait entretenir des relations chaudes en son sein et dont les aînés ont beaucoup encore à dire sur cette saga."

Je fus surprise et ne sut que répondre. Je fronçais les sourcils. N'était-ce pas là une façon de se rapprocher plus encore de moi ? Cette technique est bien connue des jeunes Juifs tunisiens, qui sachant quelle emprise ont les parents sur leur fille, conquièrent la mère pour avoir la fille! Il lut ma réaction sur mon visage et éclata de rire.

"Ne vous inquiétez pas, Suzy, je n'ai nulle intention d'utiliser un subterfuge qui me permette de vous voir plus souvent ! Je vous le dis directement, j'aimerai bien que nous soyons amis, même si je ne connais pas votre famille. Nous ne sommes plus à Tunis, mais à Paris ! Et puis, je vous propose que nous nous tutoyons, car ce vouvoiement fait un peu guindé à Paris!" Je ris à mon tour et lui dis :" Mais j'aimerais bien moi aussi, Joseph. C'est vrai que c'est ce qui m'est passé par la tête, lorsque tu as exprimé le désir de connaître ma famille élargie. C'était une des techniques utilisées par les garçons juifs en Tunisie. Se rapprocher du frère pour pénétrer dans la famille et pouvoir sortir librement avec la sœur ! Vois-tu, Joseph, je traîne encore avec moi mes idées de jeune Juive de Tunisie. Mais ta perspicacité m'ouvre les yeux ! Et puis ta compagnie est agréable et amicale et j'apprends énormément, grâce à toi, sur notre communauté !"

Je l'invitais pour le surlendemain soir, le vendredi où un repas de famille devait nous réunir tous pour l'inauguration de notre maison.

"Tu auras l'occasion de goûter à l'excellent couscous de ma mère, lui dis-je".

Il me demanda si mes parents ne se fâcheraient pas qu'il arrive en voiture. Je me mis à rire et lui répondit que, même à Tunis, mon père et ses frères soutenaient que le principal était la réunion familiale et le Kiddouch, et que pour remplir cette mitzva, il était permis de rouler en voiture le shabbat.

"Pour eux la tradition est plus importante que la religion, ajoutai-je".  

 

Joseph arriva vers vingt heures, un gros bouquet à la main, décontracté et nullement impressionné des regards inquisiteurs des "vieux" de la famille.

"Eux ne pensent qu'à nous marier, glissais-je à l'oreille de Gladys, et nous qu'à nous amuser." Elle me sourit d'un air entendu et s'arrangea pour que Joseph soit installé à table entre elle et moi, afin de le dispenser des questions, souvent "encombrantes", des voisins de table.

Comme de bien entendu, la conversation s'aiguilla sur "la fuite" des Juifs tunisiens, suite à l'Indépendance de la Tunisie.

Joseph reprit ce qu'il m'avait dit deux jours auparavant. La conversation roulait bon train, quand chacun des convives y ajoutait des détails liés à son expérience personnelle ou à des anecdotes qu'il avait recueillies. Malgré la gravité du sujet, la bonne humeur régnait, comme il se doit le shabbat, et nous couvrîmes ma mère de félicitations pour son couscous, "Le meilleur que tu n'aies jamais fait, ma chérie, déclara mon père, ce qui augure beaucoup de succès et de bonheur pour notre nouveau commencement !"

Nous l'applaudîmes tous avec conviction, tandis que ma tante ajoutait les bénédictions d'usage en Judéo Tunisien. Joseph était aux anges ! De temps en temps nous échangions des sourires entendus.

 

C'est alors que nous fûmes frappés de stupeur, comme par un coup de tonnerre qui nous laissa tous figés sur place, sans voix.

L'oncle Alfred, qui ne parlait jamais, "ouvrit les vannes", si j'ose m'exprimer ainsi, et exposa son credo, sous les encouragements de Joseph qui lui donnait la réplique et justifiait ses dires.

Nous étions tous là, bouche bée devant ce flot intarissable et stupéfiant. Ma tante Huguette, sa femme, l'enlaça et osa même déposer un baiser sur sa main, sous le regard mouillé de Gladys et de Michèle.

"La caisse de la communauté, dit l'oncle Alfred, nous a beaucoup aidés lors de notre arrivée à Paris. C'est un fait que sans elle, de nombreuses familles auraient galéré plus encore ! Elle nous a poussé à reprendre confiance et à nous redresser. Il ne faut pas oublier que le bruit courrait que le Gouvernement tunisien s'apprêtait à promulguer une loi selon laquelle les Juifs de nationalité tunisienne ne pourraient très bientôt quitter la Tunisie 'Qu'avec un dinar seulement en poche', répétait-on dans les cafés et dans les synagogues, sans pouvoir emporter leur mobilier et leur avoir ! On vendait donc tous nos biens à bas prix pour avoir quelques sous afin de redémarrer une fois à Paris.

Peu importe, à mon avis, si les dirigeants de la communauté avaient adopté cette politique d'aide massive aux nouveaux immigrés juifs de nationalité tunisienne, afin de réduire le danger qu'une vague d'antisémitisme ne se manifeste, comme celle-ci s'est toujours manifestée dans le passé en France, à l'arrivée d'immigrés Juifs, pauvres et démunis. Peu importe s'ils ont  fait cela afin que cet antisémitisme sommeillant ne se réveille et n'attaque aussi les couches Juives aisées. Le fait est qu'ils l'ont fait et que sans lui nous ne serions pas aujourd'hui là où nous sommes !

Pour les Juifs de nationalité française, qui ont fui la Tunisie, il faut souligner que leur situation en arrivant à Paris, était meilleure. L'aide, plus que substantielle, du Gouvernement français les a de suite renfloués. Le "hic" dans cette aide, tout au moins en matière de logement, c'est que la politique du logement du Gouvernement était basée sur la décentralisation. Or les Juifs tunisiens, de nationalité française ou tunisienne, désiraient se regrouper, et Paris a toujours été le but privilégié de leur requête quant au logement.

En fin de compte, le fait est là : les Juifs de nationalité tunisienne, comme les Juifs de nationalité française, ceux que l'on nomme les Tunes, se sont arrangés assez rapidement après leur arrivée à Paris "

 

Nous étions tous fascinés par le discours de l'oncle Alfred, et personne n'osait intervenir dans la discussion, même pas l'oncle Jojo. Seul Joseph, qui ne comprenait pas la profondeur de l'émoi qui nous glaçait, ajoutait une approbation ici, une observation là, qui encourageaient l'oncle Alfred à corriger sa pensée ou à la préciser.

" L'aide de la communauté a été donc importante, je dirai même, salvatrice, poursuivit l'oncle Alfred. Elle a sauvé les corps, mais, à mon avis, elle n'a rien fait pour sauver les âmes brisées par l'injustice et l'affront que les Tunisiens nous ont causé. Aucune réaction de la part des politiciens Juifs, de celle des leaders de la communauté. Aucune déclaration de réprobation dans la Presse, aucune protestation auprès des représentants du Gouvernement français qui géraient les pourparlers en vue d'un accord avec les Tunisiens. Nous étions les laissés pour compte ! Les édits du nouvel Etat pleuvaient sur nous, et aucune personne haut placée dans la communauté n'intervenait ! Certains en pleuraient la nuit, en silence."

 

Ma mère et tante Huguette essuyaient leurs larmes d'émotion. Mon père leur fit signe de se reprendre, leur signifiant que pendant le shabbat les larmes sont interdites !  

"Nous dûmes rapidement nous rendre compte, ajouta l'oncle Alfred, que la discrimination ne régnait pas seulement dans la fonction publique ! Tous les secteurs d'activités en furent touchés.

Je compris que malgré les déclarations officielles du nouvel Etat Tunisien, je ne serai jamais traité comme mes concitoyens musulmans. Et ceux-ci, même les plus proches, se taisaient et semblaient retirer une certaine satisfaction en me voyant peiner pour tenir mon petit commerce à flot. Quelques uns me proposaient de me l'acheter tant qu'il fonctionnait encore.

C'est que l'administration favorisait systématiquement les entreprises musulmanes. Elle leur accordait largement les licences d'importation, alors qu'elle me faisait des difficultés pour en recevoir, sans parler d'obtention de crédits. Les agents du fisc contrôlaient d'une manière minutieuse et plus stricte les entreprises juives. Ils ne me laissaient pas respirer ! J'en parlais à mes amis Tunisiens, mais je m'aperçus de suite qu'ils s'identifiaient à cette politique de discrimination. Même lorsque je leur dis que je pensais quitter le pays car la situation devenait impossible, la plupart ne bronchèrent pas. Seuls deux ou trois me dirent, amicalement, qu'ils me comprenaient et qu'ils pensaient que cela valait mieux pour moi de partir, qu'ils étaient persuadés que grâce à mon génie des affaires, je m'arrangerai mieux en France ou au Canada. "

"Et ils ne se sont pas trompés, Papa, s'écria soudain Gladys, interrompant le flot de paroles de l'oncle Alfred ! Et tu as bien fait de relever le défi et de prouver que le Kaddoch Baroukh Hou aime son peuple et aide les gens courageux comme toi ! Nous avons tous bien fait de fuir cette mare d'amertume et de pauvreté qu'ils nous préparaient, par jalousie, pour se venger certainement de nos réussites centenaires!"

Comme un seul homme, nous applaudîmes Gladys et l'oncle Alfred.

"Tu expliques très bien ce qui est arrivé, lui dit mon père, Jojo, tu devrais le prendre comme conférencier à la communauté, avança-t-il en riant de plaisir, et je ne plaisante pas ! Voila longtemps que je n'ai entendu une analyse aussi pertinente sur nos relations avec nos amis Tunisiens musulmans et sur l'arrivée des Tunes à Paris!"

Et il leva un toast "A notre santé, à notre réussite, et à la sagesse, à la 'hokhma' qui règne autour de notre table, dit-il, utilisant le terme hébreu qui apparaît dans la fameuse maxime tirée des "Maximes des Pères" (Pirkei Avot), celle qui soutient qu'une table autour de laquelle on n'émet pas d'idées sages, est une table de convives peu respectables".

 

A la fin de la soirée, je raccompagnais Joseph, jusqu'à la porte cochère de notre immeuble.

"Ta tante Huguette m'aime bien, me dit-il. J'ai été surpris qu'elle m'ait fait la bise si chaleureusement."

Je me mis à rire. "Bien entendu, tu es le premier à avoir fait parler son mari Alfred sur ce qui le rongeait voila plus de deux ans. N'as-tu pas remarqué quelle émotion nous étreignit tous quand il s'est mis à parler. Tu as été le catalyseur qui l'a délivré. Tu l'as aidé dans cette catharsis. En général, tout le monde parle de ce qui nous est arrivé en fuyant la Tunisie, et lui ne prononce pas une seule parole sur ce sujet. Il se tait en hochant simplement la tête."

"Ça alors s'écria Joseph, et moi qui n'ai rien vu ! Et moi qui ne comprenais pas pourquoi tout le monde s'est soudain tu, pourquoi j'étais le seul à lui donner la réplique ! Suzy, Je voudrais te remercier pour cette soirée où j'ai connu des personnes intéressantes et si sympathiques. Il faudrait que je revoie ton oncle Alfred, je suis sûr que j'apprendrai encore de sa bouche ce que personne ne peut me raconter sur la saga des Juifs tunisiens."

Je lui promis qu'à mon retour, pendant les vacances de Pâques, nous nous reverrons et que je l'inviterai de nouveau.

"Comment ça à ton retour, s'écria-t-il surpris, tu retournes à Toulouse ? Mais ce n'est pas possible ! Tu ne m'as rien dit! Je ne te reverrai pas avant trois mois ? Mais comment cela ?"

Il avait perdu sa sérénité, et m'étreignit le bras à me faire mal.

J'en fus toute bouleversée. Je ne pus articuler un mot. Il tenait à moi.

"Je pars demain nuit pour Toulouse, lui dis-je enfin, par le train de 22 heures. Tu pourras, si tu veux, venir me dire au revoir sur le quai".              

Je déposais rapidement un baiser sur ses lèvres et remontais en courant l'étage.

 

Le lendemain soir, Joseph m'attendait sur le quai avec son sac d'étudiant qui ne le quittait jamais. Il salua mes parents et me prit le bras, avec assurance, sous leur regard étonné. Mes parents comprirent le message et au bout de quelques minutes m'embrassèrent à m'étouffer et nous quittèrent. Joseph plaça mes bagages dans la voiture au dessus de la place que j'avais réservée. Je haïssais les couchettes et préférais passer la nuit assise, en appuyant, si je m'endormais, le front à la fenêtre ou sur la petite tablette qui y est accolée.

Joseph s'assit à mes cotés et me demanda le sens de mon baiser de la veille. J'hésitais et choisissais mes mots pour lui répondre, quand on annonça que le Rapide pour Toulouse partait dans deux minutes et que les "accompagnateurs" étaient priés de quitter les voitures.

Joseph ne bougeait pas.

"Que se passe-t-il, Joseph, lui demandais-je, étonnée, alors que le train démarrait ?" Je t'accompagne à Toulouse, me répondit-il. Le voyage est trop long et trop ennuyeux pour que tu le fasses seule. Je voudrais visiter la Ville Rose en ta compagnie".

J'écarquillais les yeux. Je ne comprenais pas.

Il me prit alors, avec douceur, le visage entre ses mains, planta son regard dans le mien, comme pour le déchiffrer, et ajouta "J'ai toute une semaine devant moi pour te persuader de retourner avec moi à Paris.".   

  

 

 

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