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LE JOUR DU SOUVENIR


   

 

une photo de ma mère et de sa famille prise sur la terrasse de leur
immeuble dans les années 40, rue Chicly.

Le jour du souvenir  (Extrait)

De Corinne Eugénie Ergasse

 

« Un avion militaire s'est écrasé hier, dans une rue commerçante de Tunis, faisant des dizaines de morts et de blessés. Le pilote, descendu trop bas — pour faire signe à sa famille nous ont appris des témoins -, a heurté des lignes haute tension avec son engin avant d'en perdre le contrôle. Il est mort sur le coup. » La Dépêche de Tunis, 25 mai 1943.

 

Tunis, 1941. Angèle N. a six ans et habite rue Chicly. Elle est la quatrième d'une famille de six enfants. Deux autres bébés sont venus au monde mais n'ont pas survécu, Maurice, l'aîné, qu'elle n'a donc pas connu, et Claudine, sa cadette, au visage d'ange paraît-il, mais à l'époque, la stérilisation des biberons n'est pas encore entrée dans les mœurs.

L'appartement, modeste, est situé au deuxième étage, au-dessus du boucher et en face du marchand de charbon. L'odeur de la viande qu'on débite mêlée à celle du sang incommode, surtout l'été. Quant aux bruits de hachoir, ils font frissonner les jeunes imaginations. Heureusement, la terrasse commune où se trouve la buanderie offre un terrain de jeux à ciel ouvert. Les deux « grands », Victor et Marcel, y jouent souvent au rami ou à la chkob, assis en tailleur. Quand l'un d'eux est sur le point d'emporter la partie, il fait bisquer l'autre en entonnant le refrain rituel : « Un boga bien frais, c'est si bon, c'est si bon quand ça glisse ! » — le boga est cette espèce de cidre noir gazeux et très sucré dont raffolent les petits Tunisiens —, boisson que le perdant doit payer au vainqueur. Marcel, le cadet, véritable petit caïd, est de toutes les bagarres orchestrées par les polissons du quartier. Né un 16 janvier, il doit son prénom au saint du calendrier, comme Angèle doit le sien au film de Pagnol et sa sœur Gaby à l'actrice Gaby Morlay, très en vogue dans les années trente.

Le père Isaac — ou Jacques, comme on l'appelle — a un emploi de magasinier à l'aérodrome d'El-Aouina. Sur les photos qui restent de lui, il a un faux air de Maurice Chevalier. On le respecte, voire le redoute pour ses colères froides. Il parle peu, un regard lui suffit pour faire taire les bavards. Assis en bout de table, il semble présider les dîners familiaux comme du haut d'une chaire. Sa femme le sert toujours en premier en prenant bien soin de lui donner le gras du bouillon et les meilleurs morceaux de viande. Il aime la vie et ses plaisirs parmi lesquels le jeu et les femmes. La sienne, il l'a rencontrée par l'intermédiaire d'un entremetteur, pratique courante à l'époque.

À voir ainsi les époux sous le dais, la mère d'Eugénie se souvient de sa propre jeunesse. Il lui suffisait de s'accouder au balcon pour attirer nombre de soupirants. Il est vrai qu'une beauté blonde aux yeux lavande ne se rencontre pas à tous les coins de rues, surtout à Tunis. Comme le veut la tradition, Jacques casse un verre, symbole de la destruction du premier Temple. Il glisse ensuite l'anneau sacré à l'index gauche de sa femme, là où court une veine qui atteint directement le cœur — autre symbole.

La mère connaît bien le caractère de sa fille, aussi lui a-t-elle fait la leçon avant la cérémonie. Eugénie a, c'est vrai, « du caractère ». On lui a bien expliqué qu'il fallait fermer les yeux sur certaines pratiques, que l'homme était ainsi fait, mais elle ne peut s'empêcher de regimber. Quant à ses enfants, elle y veille comme une louve, ou plutôt une ogresse. Elle préfère en effet et de loin la morsure aux fessées ; les avant-bras de sa progéniture sont là pour en témoigner, qui porteront encore longtemps en médaillon gravé la marque des dents maternelles. Toute cette chair qui lui « appartient », elle y mord volontiers comme pour la modeler — une ogresse.

Son domaine s'étale sur les neuf mètres carrés de sa cuisine, où elle passe les trois quarts de ses journées. Si, débordée de travail, elle accepte de temps à autre l'aide de sa belle-sœur, elle ne laisse à personne le soin de mitonner les plats, appliquant les recettes héritées de sa mère. Au tout début de sa vie conjugale, elle a bien eu quelques ratés, mais au fil des ans, son œil a appris à évaluer au gramme près les proportions de chaque ingrédient. Tels les textes sacrés transmis par les ancêtres, les secrets de la cuisine appartiennent à la culture et constituent pour la fille à marier une dot importante. À chaque célébration de fête correspondent des plats plus ou moins compliqués mais, du msoki à la molokheya, Eugénie est passée maître dans son art, et s'il lui arrive quelque défaillance — il lui faut bien atteindre quarante de fièvre pour consentir à garder le lit —, la moindre soupe préparée par autrui la rebute. Elle ne manque pas, d'ailleurs, de le signifier à la suppléante, en l'occurrence sa belle-sœur Émilie, par une grimace dont elle ne se départira pas, même envers ses propres filles. Contrairement aux sculpteurs ou peintres qui, voyant leur génie reconnu, forment des élèves qui construiront l'œuvre qu'ils se contenteront de signer, elle ne supporte pas qu'on « usurpe » son rôle. Même devenue très âgée et la main gauche déformée par l'arthrite, elle mettra un point d'honneur à préparer, entre autres, le couscous du vendredi.

En attendant et le salaire de Jacques ne suffisant pas à nourrir toute la maisonnée, elle s'ingénie à accommoder les restes. Une fois par semaine, elle prend le TGM — le train qui, de Tunis, dessert La Goulette et Marsa — pour se rendre sur le port et y marchander le poisson tout frais pêché, généralement du thon, du rouget ou du mulet dont les œufs, une fois enfarinés et accompagnés de riz, forment un plat consistant. Plus tard, sa réputation de cordon-bleu dépassera le cadre familial, et les relations des uns et des autres viendront volontiers goûter sa cuisine, sous son regard bienveillant.

 

Jacqueline se réjouit. Elle s'est fabriqué un collier et un bracelet en persil et admire son reflet sur le cul d'une casserole. Comme tous les vendredis, Eugénie est attelée devant ses fourneaux depuis le matin. « Émilie, tu viens faire les boulettes ! » La sœur de son mari accourt. Comme ils sont orphelins et qu'elle n'est pas encore mariée, la jeune femme vit chez eux. Elle accepte sans faillir l'autorité, voire les sautes d'humeur d'Eugénie ; ses yeux myosotis pétillent de gaieté, on croirait qu'elle vit dans un enjouement perpétuel. Les enfants sentent cet optimisme à tout crin et l'aiment beaucoup, ce qui crée parfois des tensions entre les deux jeunes femmes. Lorsqu'elle perçoit l'orage, Émilie sait toutefois s'effacer.

Apercevant la fillette, elle se met à glousser. « Et avec quoi je fais la farce, maintenant ? » Eugénie fait volte-face et sert les dents. « Jacqueline, viens ici ! » L'enfant court se réfugier derrière son père, qui vient d'entrer. Généralement, on ne le voit pas à la cuisine, mais ce soir, il a une surprise pour sa femme. Il a l'œil qui frise et Eugénie n'aime pas ça. Elle échange un regard avec Émilie.

 

- Laisse-la donc, Ginie, regarde comme elle est coquette, une vraie petite femme, déjà. Celle-là, elle épousera un bijoutier.

 

D'ici une quinzaine d'années, l'enfant donnera raison à la prédiction paternelle. En attendant, elle abandonne ses joyaux et file.

 

- Je t'emmène au cinéma, ce soir !

 

Eugénie ne répond pas. À l'aide d'une serviette, elle saisit le couscoussier fumant et renverse son contenu dans une bassine. Puis, elle sépare les grains blonds avec dextérité. Jacques ne se démonte pas pour autant.

 

- Milie, tu pourras garder les enfants ?

 

Cette dernière, occupée à tourner la manivelle du hachoir, acquiesce en riant. « Parce que pour toi, Victor et Marcel sont encore des enfants, à douze et dix ans ! S'ils t'entendaient ! Tiens, ils ont encore vendu du granit hier. Oh, au fait, tu ne sais pas la dernière ! La vieille Mathilde m'a dit ce matin... »

Jacques lève les yeux au ciel : « Garde donc pour toi les commérages de cette vieille sorcière ». La sorcière en question habite deux pâtés de maisons plus loin. Du matin au soir, on peut la voir, assise dans un fauteuil sur son balcon — un balcon en avancée situé au premier étage d'une vieille baraque et qui domine tout le quartier. On ne sait pas si elle l'a fait édifier pour assouvir sa curiosité ou si celui-ci a suscité chez sa propriétaire sa vocation de vigie. Toujours est-il que par cette position de stratège, elle ne manque aucun fait ou geste des familiers de la rue Chicly, et bien qu'on n'aime pas beaucoup cette langue de vipère, il y a toujours quelqu'un pour lui prêter l'oreille.

Jacqueline est allée rejoindre Angèle sur la terrasse. Mollement accoudée sur le rebord de pierre blanche, celle-ci se laisse bercer par la brise crépusculaire. Son regard se perd vers Hammam-Lif. Ces montagnes qui se découpent sur le lointain la fascinent. C'est si beau, ce doit être tellement plus beau de près. Elle se promet de les atteindre un jour prochain mais n'en souffle mot à sa sœur. Les enfants n'ont pas de jouets. Ils s'amusent avec des riens, bouts de ficelle, morceaux de bois. Elle se baisse et ramasse des cailloux pour une partie d'osselets mais Jacqueline veut essayer une nouvelle coiffure : « Tiens, aide-moi... ». Angèle considère les épingles qu'elle lui tend.

 

- Ça vient d'où ?

- Je les ai prises à tata Milie. Tu me fais un chignon ?

 

La fillette rechigne mais enfouit quand même ses petites mains malhabiles dans les cheveux blonds de sa sœur.

 

© Éditions Le Manuscrit - 5 bis, rue de l'Asile Popincourt - 75011 Paris

  


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