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Ma visite dans ma ville natale après quarante six ans d'absence

Ma visite dans ma ville natale après quarante six ans d'absence

 

 

Lorsque je quittai Béja, il se faisait un peu tard, le soleil se rapprochait déjà de la fin de son parcours, puis, petit à petit il plongeait derrière les collines et laissait derrière lui une lueur rougeâtre. Cette couleur à l’horizon me rappelait les dires de mon père :

 « Ella Hamret El A’chya Hot Ezweilek A’lla Coul Etnya. » (Si le ciel est rougeoyant le soir mets tes chevaux sur tous les chemins.) Et :

 « Ella Hamret Esbah Hot Ezweilek Ouertah. » (Si le ciel est rougeoyant le matin, attache tes chevaux et repose-toi.)

Me basant sur ces proverbes, je pouvais escompter que le lendemain il ferait beau. De ce fait que l’envie de quitter ma ville me manquait, mais quoi faire, j’étais l'invité de Salem et comme je connaissais les règles musulmanes :

 « Deif Enabi Tlata Yem » (L’invité du prophète c’est trois jours) et que mon père disait :

 « Ela Hlat Qoss » (Quand cela devient agréable coupe court), je me pliai donc à la loi du prophète et aux paroles de mon père.

Soudain je me suis souvenu de notre voisine Hèdia. Après la guerre je lui rendais spontanément visite de temps à autre. Après la mort de sa mère elle était restée seule avec son frère. Ce dernier n'avait pas tardé à se marier. En finale Hèdia était restée célibataire. Le jour de mon départ, je ne pouvais pas oublier cette voisine qui était plus jeune d’âge que ma maman, donc sans le dire à personne, je lui avais rendu visite et j’avais partagé avec elle mon secret de voyage. Plus tard elle avait rencontré ma maman, mais elle ne lui avait jamais rien raconté de ma visite ni de mes secrets. Les seules paroles que Hèdia m’avait données étaient :

 

 « Eba’d Menar Ou Rodbalek A’ala Nefsek » (Eloigne-toi du feu et fais attention à toi-même) et « je prierai pour toi, mon fils ». Maman me racontait qu’elle avait été amie avec Hèdia avant même que je naisse. C’est elle qui me tenait dans ses bras lorsque j’étais bébé et lorsque maman était occupée à faire le linge. Comment puis-je oublier des êtres pareils ? Je prierai pour Hèdia et pour son bien-être, qu’elle soit en vie ou dans l’au-delà, mais j’espère qu’elle pourra un jour lire ce livre et ces paroles :

 

 « Chère Hèdia, tu as su aider ma maman dans son jeune âge et tu m’a cajolé lorsque je n’étais même pas conscient de moi-même et de la vie, alors que toi-même tu étais encore une enfant. Aujourd’hui je te dis : ‘J’ai écouté tes conseils et je suis en Amérique et tu seras toujours la bienvenue chez moi’. Ma maman, avant de mourir, m’avait tant dit du bien de toi, ce qui ne m’étonnait pas du tout, car tu as su me traiter comme on traite un être humain. Tu étais musulmane et tu ne m’a jamais traité autrement que comme ton fils, alors que moi j’étais juif. Tu me disais toujours ‘Ya Oueldi’ (mon fils). Comment puis-je oublier ta tolérance, ta gentillesse et ta tendresse ? Tu as été ma marraine. À mon tour, comment puis-je faire la distinction entre juif et musulman ? Par tes actes tu as su adoucir mon cœur pour ma ville et ses habitants. À mon tour je te dis : ‘Que Dieu bénisse ton âme, Ya Omi’ (Maman). » Puis, du fond de mon cœur je dis :

 

 « Grand merci à Vous, Forces Sacrées, de m’avoir créé la possibilité de revoir ma ville » et je fis signe à Salem de continuer. Notre voiture grimpait la route avec un soupire lourd, elle gravit la pente jusqu’en haut de la colline, puis elle sembla ralentir et son moteur eut un soupire alarmant. J’avais le sentiment que quelque chose freinait la voiture et voulait me retenir sur cette place. Le soleil descendait plus profond. Puis il disparaissait entièrement. Une tristesse calme s’installa dans mon âme comme lorsque papa nous avait quittés et avant de commencer la descente, je priai Salem de carrément s’arrêter à nouveau car de ce point bien élevé je voulais jeter encore un regard sur notre ville.

 

   De là-haut je pouvais voir d’un côté le paysage silencieux avec ses plaines vertes et ses collines ondulées, de l’autre côté notre ville avec ses toits rouges et ses terrasses blanches en forme d’escaliers qui me paraissaient comme une géante peinture. Puis en un clin d’œil je vis comme s’il y avait un drap blanc étalé qui couvrait tout ce qui était devant moi jusqu’au bas de la colline. L’église émergeait comme une sentinelle dont la pointe de l'épée aurait été brisée par l’usure. Je voyais aussi le toit de la maison Sabah qui portait le nid des cigognes, je cherchais ma maison de la rue Khaznadar, mais celle-ci se confondait dans le blanc des terrasses et des rues escarpées et étroites de la ville arabe. Ma première demeure perdait son identité physique mais sa présence émergeait du fond de mon cœur et de ma mémoire, comme si les souvenirs voulaient me dire « nous sommes encore là ». Ils émergeaient d’un monde lointain et m’envahissaient. Ils me trempaient dans un sentiment vivant et agréable qui me traversait comme un doux courant électrique. J’avais des frissons agréables et continus. Ce sentiment agréable semblait remplir mon être d’une douceur, de sorte que j’aurais voulu rester longtemps à la même place, mais mes yeux regardaient Salem qui était à côté, il me lançait un regard silencieux qui voulait me dire : ‘je te comprends’. Tout en observant ces maisons je me disais :

 

 « Celles-ci avaient abrité des générations entières, si elles pouvaient parler, elles nous raconteraient les histoires de chacun de nos arrière-grands-parents et de leurs amis ». Ces pensées me parvenaient encore comme un agréable parfum, peut-être pour que je me souvienne de leur vie avec nous. Puis tout un monde venait à moi, des visages que je n’avais plus vus se présentaient l'un après l’autre, comme pour me dire :

 « On te connaît. » Sans même pouvoir me rappeler de leurs noms, il me semblait qu’ils étaient tous très proches, comme si nous étions une seule famille. Je me sentais le devoir de rester encore un moment et à mon tour de les saluer humblement. On ne voyait que les reflets du soleil qui était de l’autre côté de la montagne. J’observais aussi avec beaucoup d’amour et de regret cette ville qui fut une fois le nid de toute ma famille et le berceau de notre jeune âge, ces milliers de visages qui sortaient de ces toits blancs comme des étincelles qui montaient continuellement vers moi. Je disais :

 

 « Adieu à tous ceux qui ont vécu dans cette adorable ville, quels que soient leurs noms, leurs origines ou leurs religions. »

C’étaient eux les principaux acteurs de cette douce et paisible cité ; c’étaient eux qui animaient notre ville, c’est leur éducation qui a fait de nous ce que nous sommes. Leur sagesse, leurs conseils et leurs prières nous suivent partout là où nous sommes. Ils nous protègent encore aujourd’hui avec leur amour magnanime. Par leur mode de vie et leur exemple ils nous tracèrent le chemin qui nous guide encore vers la vie de demain et par-delà.

De cette haute place je regardais notre humble et paisible cité et comme dans un songe très vivant et même vibrant je revoyais les parachutistes de l’avant-garde anglaise qui descendaient. La lumière du jour s’amenuisait ; je jetai encore un regard d’aigle sur ce tableau pittoresque qui m’annonçait la fin du jour et je dis :

 « Salut à nos instituteurs, salut à nos rabbins, salut à nos curés, salut à nos medebs et encore à nos chers parents. » Puis j’observai les lueurs rouges qui s’amoindrissaient et se confondaient avec l’obscurité qui venait pour prendre leur place. J’ajoutai :

 

 « Vous êtes les héros, vous avez su nous inculquer l’amour, le respect et la tolérance envers nos prochains, vous nous avez enseigné l’accueil et l’hospitalité envers l’étranger et, enfin, vous avez ancré en nous le courage et l’audace pour les devoirs de demain. » De là-haut et d’un regard solennel j’embrassai et je remerciai toutes les femmes de Béja, vieilles et jeunes, pour tout l’amour dont elles nous avaient enveloppés depuis notre tendre âge avec des mots simples comme :

 

 « I A’yech Weldi » (Que Dieu te garde, mon enfant), « Smalla Alik » (que le nom de Dieu soit avec toi). Ces paroles sortaient naturellement de la bouche de chaque maman. Elles nous avaient voués à une vie simple, saine et limpide. Elles avaient joué un rôle important et déterminant dans la formation de notre caractère et de notre santé, elles avaient su nous apprendre le respect des pères, des personnes plus âgées et des voisins. Ce sont encore elles qui avaient adouci nos impulsions juvéniles et nous avaient enseigné la patience par leur exemple. Elles nous disaient souvent :

 

 « Bessiassa Ya Weldi. » (Avec sagesse et avec du calme, mon fils.) Ou alors elles nous disaient :

 « Sa’ed Nefsek » (Sois bon avec toi-même), ou encore :

 « Allah Yehdik. » (Que Dieu te calme.) Etions-nous conscients de ces belles paroles ?

Calme, patience, sérénité et pardon (savoir pardonner) ne sont-ils pas les paroles de sagesse de la vie ? Par leur silence et leur calme elles voulaient nous rendre conscients de la force latente qui est en nous et qui évolue avec notre âge et nos expériences. Elles nous disaient aussi :

 « Esbar, Allah Kabir » (Patience, Dieu est grand), qui veut dire : aie confiance en le lendemain. Elles savaient nous habituer à garder constamment notre espoir vivant en l’avenir. En quelque sorte elles ont ancré la foi dans notre cœur et le devoir du travail quotidien. Elles disaient :

 

 « Peu importe le travail que l’on fait, l’essentiel est de le faire avec amour et conscience. » Que le salaire soit gros ou petit ne compte pas, car le travail en lui-même forge notre esprit endormi. Elles disaient aussi :

« Akhdem Berial Ou Hasseb El Batal. » (Travaille pour un rial et fais le compte avec le chômeur.)

À travers les bons plats qu’elles nous offraient, elles ont su nous initier avec beaucoup de soin et de gentillesse au goût et à la valeur de la vie. Elles savaient nous écouter avec beaucoup de patience, sans nous interrompre, et par ce simple fait seulement, elles nous avaient appris l’amour et le respect de la femme. C’est à travers nos mamans que nous voyons nos femmes. Elles nous ont enseigné le pardon avec le simple mot :

 « Samhou Ya Weldi » (pardonne-lui, mon fils), ou tout simplement :

 

 « Esmah. » (Pardonne.) Peut-on encore oublier nos grands-mères et toutes les vieilles dames qui vivaient parmi nous et dans nos familles ? Elles avaient aussi leur petit mot à dire. Ce sont elles qui intervenaient pour rétablir l’ordre si celui-ci était perturbé pour une raison ou pour une autre. Elles prenaient sur elles la responsabilité d’une action qui déplaisait à nos parents pour nous protéger. Et quand nous étions malades c’était encore ces vieilles qui restaient assises au pied de notre lit sans dire un mot. Leur présence nous guérissait, sans savoir pourquoi et comment. Voilà encore un témoignage de notre mode de vie que nous aimions. Ce sont peut-être leurs prières silencieuses qui dirigeaient et attiraient la force de l’amour vers nous.

 

Je pensai à mes cousins, à mes cousines et à mes amis qui sont dispersés un peu partout dans le monde, puis, je priai en mon for intérieur pour les parents qui nous avaient quittés. Ensuite je songeai avec amour à tous les Béjaois sans oublier les Bédouins des alentours qui animaient notre ville les jours de fête et les jours de marché. Ces Bédouins représentaient la base de l’économie de notre ville et ils faisaient en même temps partie de notre enfance. Leur présence les jours de marché créait une ambiance humaine dans nos rues. Certes ces braves bonshommes étaient simples, mais ils renfermaient en eux une innocence sacrée. Ils n’avaient jamais quitté notre sol natal malgré toutes les conquêtes des différentes forces étrangères, dont certaines avaient peut-être laissé leurs empreintes physiques sur eux mais n’avaient jamais réussi à les convertir ni à les transformer, puisqu’ils sont restés les Bédouins fidèles à notre terre.À eux j’adresse un message tout particulier et chaleureux:

 « Vous êtes les vaillants gardiens de notre terre. »

 « Vous avez fidèlement veillé notre berceau et nos merveilleuses demeures. »

 « On vous trouve partout dans les collines, sur les champs, aux alentours de notre cité. Ni les conquérants, ni les religions ne vous ont détournés de vos devoirs, vous avez résisté depuis des siècles. Ni la pluie, ni la neige, ni le vent, ni le froid, ni toutes les tempêtes, ni votre peau brûlée par le soleil ne vous ont empêchés de labourer et de cultiver notre terre depuis des siècles. Vous avez passé à vos descendants de génération en génération vos principes et vos lois, qui ne respectent que l’homme lui-même ; vous avez mérité notre respect et notre admiration. Hélas, parmi tous les régimes qui passèrent dans notre pays, personne ne vous a demandé votre avis, vous êtes là, toujours fidèles à la terre de nos ancêtres. »

 

Je restai immobile et en silence pour un bon moment, je rendais ainsi hommage à tout ce monde d’alors et à tous les enfants de Béja là où ils se trouvaient. L’odeur des classes et des jeunes enfants innocents mélangée à celle des ruelles me parvenait du centre du Rebat, de Bab El Ein, de Ein Esemch, de Sidi Frej, ces quartiers englobaient alors des générations. Ils englobaient un monde entier. Diverses ethnies vivaient en harmonie derrière ces vieux murs. Ces souvenirs très vivants alimentent encore mon âme et mon esprit d’une chaleur et d’une douceur de vie que je ressens de temps à autre à travers les années et à travers les distances incommensurables. Combien de mémoires sont restées isolées et éparpillées à travers le monde comme des âmes perdues dans les ténèbres, mais dont les rayons d’une lumière éblouissante nous parviennent de très loin pour nous dire :

 

 « Ne m’oubliez pas, Ana Baji, Ana Bajia, Ana Khoukem, Ana Ekhtkoum. » (Je suis Béjaois, je suis Béjaoise, je suis votre frère, je suis votre sœur.) Ces sentiments et ces mémoires s’unissent ensemble pour créer la beauté de ma ville et de ses enfants. Les mémoires et les souvenirs qu’elle renferme sont ses trésors cachés.

Cette beauté appartient aussi à l’enfance qui fait jaillir de nous-mêmes un flot de bonté, qui fait vibrer nos sens. Elle nous adoucit et agrémente notre vie tout le long de notre chemin. C’est bien notre terre qui nous unit et nous dévoile à nous-mêmes et à tout le monde, c’est bien cette cité qui est la source de notre mémoire qui nous rapproche de notre conscience et nous reconduit à nous-mêmes au moment du réveil. Amen ! Au nom de nos pères. Je disais dans mon cœur : « Yerham Hem » (Que Dieu bénisse leurs âmes). C’est alors que je fis signe à Salem de continuer le chemin :

 

 « Allez-y ! » Il me regarda calmement comme si je sortais d’une synagogue, d’une mosquée, d’une église ou d’un temple sacré. Son regard était constamment dirigé vers mes yeux comme s’il détectait un changement dans mon visage, puis il me dit :

 

 « Ça va ? Voulez-vous boire quelque chose ? » Je me sentais en effet comme si je me réveillais d’un profond rêve, qui me remplissait d’une nouvelle énergie d’amour due à tout ce que je venais de vivre et de sentir.

 

Emile Tubiana

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c est avec grand plaisir que j ai lu cette lettre nostalgique ecrite du fond du coeur d une habitante de la ville agricole de beja...mais cette lettre pourrait avoir ete ecrite par des personnes ayant vecus la meme experience....cette lettre n a de valeur que pour les gents qui ont vecu en cette periode lointaine de la tunisie autenthique.....

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